samedi 31 décembre 2016

Extension du domaine de la lutte - Michel Houellebecq


Extension du domaine de la lutte - Michel Houellebecq

Jusqu'à présent je n'avais lu de Houellebecq que son petit essai sur Lovecraft. J'ai trouvé Extension du domaine de la lutte, son premier roman, dans une boite à livres à Brive, entre quelques heures de train et quelques heures de voiture. Au voyage retour, cette fois intégralement en train, je lisais péniblement Eumeswil, un gros pavé d'Ernst Jünger. Au bout de cent pages bien écrites, certes, mais d'un rythme d'une rare platitude, je feuillette les pages suivantes pour voir si, par hasard, il n'y aurait pas plus loin de quoi me motiver. Non, on ne dirait pas. Alors je commence Houellebecq, et il faut bien le reconnaitre, c'est un peu plus fun.

Enfin, quand je dis fun, c'est relatif. C'est un bouquin sur la dépression. En bonne partie autobiographique, si j'ai bien compris. Le narrateur a une trentaine d'années et bosse dans une entreprise d'informatique. Et il a une vie de merde. Sa vie relationnelle est pathétique, sa vie sexuelle est pitoyable. Je suppose que pas mal de gens peuvent s'identifier. Le truc, c'est que ce ne sont pas en soi des choses quoi doivent impérativement mener à la dépression. Mais ça aide, et le narrateur y est particulièrement sensible, créant ainsi une spirale négative sans échappatoire. Les quelques personnages secondaires ne sont pas mieux, tout le monde est un peu misérable. Sauf les jeunes, qui sont frais et enthousiastes, les moins moches pouvant baiser sans trop de difficulté. Tisserand, lui, est moche. Pas de chance :

Tu comprends, j'ai fait mon calcul ; j'ai de quoi me payer une pute par semaine ; le samedi soir, ça serait bien. Je finirai peut-être par le faire. Mais je sais que certains hommes peuvent avoir la même chose gratuitement, et en plus avec de l'amour. Je préfère essayer ; pour l'instant, je préfère encore essayer.

Personnellement, je crois n'avoir jamais été touché par ce qu'on appelle la dépression, mais j'ai eu l'occasion d'en voir les ravages autour de moi, parfois tout près, régulièrement. J'aimerais bien pouvoir dire quelque chose de constructif sur le sujet. En tout cas, un roman comme Extension du domaine de la lutte a quelque chose de cathartique, c'est une exploration rapide mais plutôt réussie d'un sujet très difficile. Du quoi me donner envie de lire d'autres romans de Houellebecq. Et pour finir, les deux premiers paragraphes de Sanctuary d'Alice Cooper, pour une touche d'humour noir :

Your world full of creeps
Zombies walk the street
9 to 5 barely alive
Have a beer go to sleep
And start all over again

Same gray suit
Same round shoes
Same headache
Same pills
He goes home thinks about suicide
But hes got his diploma
Got to give him that

156 pages, 1994, j'ai lu

vendredi 23 décembre 2016

1984 - George Orwell

1984 - George Orwell

 'Listen. The more men you've had, the more I love you. Do you understand that ?'
 'Yes, perfectly.'
 'I hate purity, I hate goodness ! I don't want any virtue to exist anywhere, I want everyone to be corrupt to the bones.'
 'Well then, I ough to suit you dear. I'm corrupt to the bones.'
 'You like doing this ? I don't mean simply me : I mean the thing in itself ?'
 'I adore it.'

Quand ai-je lu 1984 pour la première fois ? Il y a dix ans ? Probablement plus. J'étais très jeune, et 1984 m'avait beaucoup marqué. Et après relecture en version originale, le roman d'Orwell est toujours aussi efficace. Une structure simple, limpide, un univers glaçant et des tas d'idées captivantes, on comprend l’influence colossale qu'il a pu avoir. Le parcours de Winston Smith est d'une clarté remarquable : de citoyen moyen rebelle dans son esprit il va devenir rebelle par les actes avant de se faire choper, torturer, et d’abandonner au Parti son identité intérieure. Il y a une limpidité qui m'a fait penser à d'autres classiques comme La machine à explorer le temps ou 2001. C'est une structure presque musicale, épurée autant que possible, que l'on sent destinée à traverser les époques.

Parmi les concepts marquants, commençons par la doublepensée. Doublethink means the power of holding two contradictory beliefs in one's mind simultaneously, and accepting both of them. C'est bien évidemment un procédé parfaitement commun dans la vie quotidienne de toute époque. Par exemple : avoir un animal de compagnie, aimer les animaux et être révolté par toute cruauté envers eux, mais avoir dans son assiette à chaque repas un bout de cadavre d'animal. Ou encore : être un écologiste convaincu, savoir qu'en France la pollution de l'air serait responsable de 48000 morts par an, mais ne jamais effleurer l'idée de vivre sans voiture. Mais toute l'horreur du système politique de 1984, l'Ingsog (pour English Socialism), vient du fait que la doublepensée est non seulement parfaitement identifiée, mais encouragée. Savoir en même temps que le Parti ment et que Parti dit la vérité. Autre idée : Newspeak. Une idée qui est restée ancrée en moi depuis ma première lecture de 1984 il y a bien longtemps. Le langage est la pensée. Ne pas connaitre un mot, c'est ne pas connaitre ce qu'il représente, c'est un concept en moins dans l'éventail des possibles. Ainsi est l'objectif du Newspeak : établir un nouveau langage simplifié à l’extrême, un langage qui empêcherait à la source toute pensée dissidente en annihilant les concepts de liberté, d'individualité, d'histoire... Et même si de vagues impressions suggérant ces concepts peuvent naitre dans un esprit particulièrement alerte, que peut-il faire de ces impressions s'il n'a pas de mot pour les exprimer et les mettre en ordre ?

And even if we chose to let you live out the natural term of your life, still you would never escape from us. What happens to you here is for ever. Understand that in advance. We shall crush you down to the point from which there is no coming back. Things will happen to you from which you could not recover, if you lived a thousand years. Never again will you be capable of ordinary human feeling. Everything will be dead inside you. Never again will you be capable of love, or friendship, or joy of living, or laughter, or curiosity, or courage, or integrity. You will be hollow. We shall squeeze you empty, and then we shall fill you with ourselves.

Il ne s'agit pas de nier l'importance et la qualité de 1984, mais il ne serait pas amusant d'en parler sans être un peu critique. Déjà, l'échelle de la surveillance généralisée mise en œuvre par le Parti semble souvent totalement surréaliste. Des micros dans la campagne, sérieusement ? Une société qui n'est même pas foutue de produire suffisamment de lames de rasoir pourrait quadriller toute la campagne de systèmes de surveillance électroniques ? Question de priorité, répondra-t-on. En effet l'inefficacité chronique de cette société semble être volontaire. C'est un autre point qui me semble douteux. Par exemple, dans Meccania, roman qui a certainement inspiré Orwell, l'idée du gaspillage volontaire de ressources est aussi évoquée. Il faut maintenir le peuple occupé, même par du travail inutile, d'où l'importance de l'état de guerre permanent (ou dans le cas de Meccania la préparation à l'état de guerre) pour créer artificiellement du travail. Mais là où la société de Meccania est un succès technique abolissant toute pauvreté, celle de 1984 a juste l'air pathétique, en permanence au bord de l'effondrement. Or, une dystopie vraiment terrifiante est une dystopie qui, même au lecteur le plus critique, peut sembler, par certains cotés, bonne. Désirable. 1984 est une dystopie 100% mauvaise. Sérieusement, le Parti est à un niveau de pure malveillance digne du Mordor. Et si, par exemple, Winston Smith avait un train de vie convenable ? S'il bénéficiait de bons soins médicaux pour son ulcère, s'il avait des divertissements plaisants, serait-il aussi susceptible d'éprouver de la rébellion ? On peut se poser la question.

Ainsi 1984 est une dystopie confortable. C'est à dire que le mal, aussi puissant et terrifiant soit-il, vient de l'extérieur. Winston, dès le début du roman, est en rébellion. C'est un être suffisamment moyen pour que n'importe quel lecteur puisse s'identifier à lui. Winston est oppressé. Winston est une victime du système. Big Brother est donc devenu l'image par excellence de cette force oppressive et menaçante. Big Brother est l'état quand il écoute nos conversations téléphoniques, Big Brother est facebook quand il stocke et revend toutes nos informations... Mais le danger ne vient pas tant d'un telescreen qui espionne par la force et délivre fièrement sa propagande sans possibilité d’être éteint, mais au contraire du désir volontaire, de l'envie profonde d'allumer un tel écran et de s'y abandonner. Ceci est évidemment écrit par un occidental, un français de 24 ans, et il ne fait aucun doute que l'identification à la vision d'Orwell varie grandement ailleurs dans le monde. Prochaine étape : relire Le meilleur des mondes.

250 pages, 1949, penguin books

dimanche 18 décembre 2016

The Country of the Blind - H.G. Wells


The Country of the Blind - H.G. Wells


J'ai consommé cette nouvelle d'une façon particulière : en la lisant en version originale sur wikisource, tout en écoutant une version audio, très agréable, disponible également sur wikisource. Ça dure une heure, et c'est chouette.

Quelque part dans les Andes, perdue dans une vallée isolée, existe une petite civilisation. Ils sont peu nombreux, quelques centaines, peut-être moins, et depuis quinze générations, tous sont aveugles. Dans leur petit coin paisible, la vie n'est pas trop dure pour eux, et leurs autres sens se sont développés pour palier à leur absence de vision. Et un beau jour, après une longue chute dans la neige, le long de pentes abruptes, égaré, voici qu'arrive un homme du dehors. Un homme qui voit.

“What is blind?” asked the blind man, carelessly, over his shoulder.

Se sentant supérieur, il est tenté d'abuser de sa force. Les locaux croient que leur vallée est le monde, qu'au dessus de leurs têtes se dresse un plafond bien défini, que le chant des oiseaux est la voix des anges. L'homme qui voit désire le pouvoir, mais seul, il ne peut qu'échouer. Alors il se résigne, et accepte les coutumes locales. Peu importe la vérité quand il faut manger. Considéré comme un handicapé simplet, incapable de percevoir les sons avec finesse, son intégration se poursuit lentement, jusqu'à ce que l'amour le mette face à un grand problème : doit-il renoncer à sa vision pour devenir définitivement l'un des leurs ?

Dans cette petite nouvelle à la prose délicieuse, Wells examine la normalité. Pour ces aveugles, la normalité est de ne pas voir, ils ignorent l'existence d'un sens supplémentaire. Non seulement toute leur conception du monde en est chamboulée, mais cela pose la question suivante : et si l'humanité dans son ensemble ignorait un ou plusieurs sens ? Et si chacun d'entre nous était comme l'un de ces aveugles, incapable de voir l'évident ? Et il semble que ce soit le cas, il n'y a qu'à voir (ou pas, du coup) le spectre limité de la vision humaine par rapport à tout ce qui pourrait être perçu. Ce genre d'idée a été exploré vers la même époque par Rosny dans Un autre monde puis par Maurice Renard dans L'Homme truqué. Et l'homme étant un animal social, la normalité est définie par les croyances communes. Ainsi, étant le seul à voir, que ce soit vrai ou non, l'étranger est fou, et en vient à douter lui-même de la réalité de ses perceptions. La fin de la nouvelle, magnifique, fait ressentir au lecteur toute la beauté des choses simples qui l'entourent, beauté qui apparait à l'étranger quand il est sur le point de la perdre. Dans The History of Mr. Polly, Wells fait redécouvrir cette beauté à son personnage : « After a lapse of fifteen years he rediscovered this interesting world, about witch so many people go incredibly blind and bored. He went along country roads while all the birds were piping and chirruping and cheeping and singing, and looked at fresh new things, and felt as happy and irresponsible as a boy with an unexpected half-holiday. » (p180)

Allez, je m'autorise un plaisir rare : une petite morale.

Ne soyons pas aveugles à la beauté gratuite.

1904

vendredi 16 décembre 2016

Meccania le Super-État - Owen Gregory


Meccania le Super-État - Owen Gregory


Meccania est une pure dystopie. C'est à dire que c'est un roman qui s'attache essentiellement à décrire une société. On peut à peine parler de personnages, la plupart étant interchangeables et servant avant tour à exposer la structure sociale de Meccania. Bref, ici, pas de personnage principal oppressé qui va essayer de conquérir sa liberté pour ensuite échouer. Du coup, ce n'est pas un roman à mettre entre toutes les mains : c'est souvent très aride. Même en étant un grand amateur de dystopie, il y a quelques passages, pendant de longues conversations abstraites sur Meccania, qui sont un peu pénibles à traverser.

Mais à part ça, Meccania le Super-État est une lecture captivante. Procédé classique, un étranger vient à Meccania, en 1970 (le roman date de 1918), pour découvrir ce pays. Ce pays, comme tous les autres du roman, possède un nom fantastique, mais personne n'est dupe : c'est l'Allemagne. Une Allemagne totalitaire, au sens le plus fort du mot. Dans Meccania, il y a mechanical. Et pour cause : l'individualité est niée et confondue avec un État tout puissant. On pense bien sur au régime fasciste italien, au régime nazi et au communisme, mais ce qui m'a particulièrement sauté aux yeux, c'est la ressemblance avec ce que j'ai vu/lu sur la Corée du nord. Culte de personnalité, bien sûr. Un dirigeant décédé et divinisé, possédant sa statue aux dimensions colossales, devant laquelle il convient de se recueillir. Un puissant militarisme, avec rappels constants que Meccania est entouré d'ennemis qui cherchent à lui nuire (ce qui rappelle la position de l'Allemagne avant la WW1). De rares visiteurs, comme le narrateur, qui ne sont jamais laissés libres un seul instant. Quand ils ne doivent pas remplir des formulaires infinis, ils sont entre les mains de guides spécialisés qui récitent d'un air convaincu les mérites de leur patrie. Et face à toute interrogation, l'argument clé est que Meccania est en avance culturelle, intellectuelle et technologique sur les autres pays et que, en conséquence, le visiteur n'est pas assez intelligent pour comprendre. Tous les meccaniens avec lesquels le narrateur à l'occasion de parler sont de magnifiques exemples de servitude volontaire. Ils croient ce qu'ils racontent, ils croient en la perfection de leur système, parce qu'ils n'ont jamais rien connu d'autre, parce qu'ils ont été formatés dans ce sens, sans aucune chance d'apercevoir d'autres possibilités. Et il faut bien dire que, d'une certaine façon, Meccania fonctionne à merveille. Il n'y a aucune pauvreté, pas de crime. Et aucune liberté. Le département du temps, par exemple, gère la vie quotidienne de tous les citoyens. Chacun doit tenir un carnet détaillant toutes ses activités de la journée, demi-heure par demi-heure, ne laissant aucune place à toute démarche personnelle. Tout est géré par l'état, y compris la vie culturelle. Par exemple, le théâtre et la visite de musées sont obligatoires. Et tout art ne servant pas l'esprit meccanien est banni. L'art doit être utile, parler d'un sujet précis. Les chef-d’œuvre du théâtre, à Meccania, ont pour titre Acide Urique, Efficacité, Le Triomphe de Meccania, La Futilité de la Démocratie...  Autre invention remarquable d'Owen Gregory : la pathologisation de la dissidence. Toute personne se défiant de l'esprit meccanien ne peut être que malade, et ainsi doit être enfermée à vie, à moins de renier ses convictions et de s'offrir tout entier au super-état. 

Au milieu de toutes ces coquilles vides qui font office de personnages ressortent deux personnalités. Celle de Kwang, observateur ayant passé quinze années en Meccania. Pour parvenir à percer la carapace de cette société, c'est le temps qu'il faut y passer, en faisant semblant d’être convaincu, en rédigeant des livres de propagande à double sens : un meccanien y verra l'apologie de son pays, un étranger sera horrifié par un système aussi autoritaire et glacial. Kwang est un mélange entre un agent double et un lanceur d'alerte, et l'on ne peut qu’être touché par le sacrifice de tant d'années de sa vie dans le noble but d'informer le reste du monde du danger que représente ce régime totalitaire. Autre figure marquante, celle de ce vieil idéaliste, enfermé dans un asile, refusant de renier son hérésie : « Je reste ici parce que je ne suis qu'un prisonnier - dehors je serais un esclave. » 

Meccania, comme toute bonne dystopie, est d'une intemporalité frappante. Comme le narrateur quand il revient en France après six mois à Meccania, quand on n'y est pas confronté, on a vite tendance à imaginer comme impossible ce genre de société. Et pourtant...

283 pages, 1918, L'île oubliée

mercredi 14 décembre 2016

The History of Mr. Polly - H.G. Wells


The History of Mr. Polly - H.G. Wells

Quand le roman commence, Mr Polly est un homme de 37 ans, sujet aux indigestions, propriétaire malheureux d'un petit magasin d'habillement enfermé dans un mariage raté. Mr Polly n'aime pas sa vie, pas du tout. Du coup, gros retour en arrière pour comprendre comment il en est arrivé là. Un parcours fort banal : études plus que minimales, employé dans divers magasins, décès du paternel et héritage, mariage foireux et lancement du petit magasin. Les quinze années suivantes passent en un éclair, un éclair de totale platitude, et l'on se retrouve au point de départ. Pour en finir, Mr Polly décide de se suicider. Mais en faisant croire à un accident, pour que sa femme puisse avoir l'argent de l'assurance, parce que Mr Polly est gentil. Mais il se loupe totalement. Cependant, cette tentative de suicide ratée est une révélation : il est libre ! Il peut faire ce qu'il lui chante ! Mr Polly s'improvise donc vagabond, se ballade sur les routes, et finira par trouver sa place dans une auberge campagnarde.

Le ton employé par Wells, presque satirique mais pas tout à fait, est un régal. C'est très drôle, même si j'ai dû passer à coté de pas mal de jeux de langage. Mr Polly est un personnage fort attachant. J'ai lu sur la page Wikipedia anglophone du roman qu'il serait une version de Wells n'ayant pas eu la chance de faire des études, et cela me semble pertinent. Polly est plutôt intelligent, il aime lire et jouer avec les mots, il aime son prochain mais aussi se balader seul dans la nature. Une scène particulièrement réussie montre son premier contact avec des canetons : « Mr. Polly had never been near young duckling before, and their extreme blondness and the delicate completness of their feet and beaks filled him with admiration. It is open to question whether there is anything more friendly in the world than a very young duckling. » Bref, Polly est sensible à la beauté, il a du potentiel, mais n'a jamais eu la chance de le développer. Du coup, il est resté flou, frustré, incertain, accompagné d'un profond sentiment d’insatisfaction. Au cours de son mariage, il sait au fond de lui qu'il fait une erreur, qu'un mouvement passager ne devrait pas l'engager sur toute une vie : « He tried to asssure himself that he was acting upon his own forceful initiative, but at the back of his mind was the complete realization of his powerlessness to resist the gigantic social forces he has set in motion. » Polly se fait entrainer par les évènement, passif, jusqu'au moment où il se réinvente. Plus de travail désespérant, plus de vie conjugale encore plus désespérante. A la fin du roman, un vil personnage vient menacer la tenancière de l'auberge où Mr Polly s'est refait une nouvelle vie, et ces quelques pages au ton plus belliqueux ne sont pas les plus passionnantes. Pourtant, elles font sens dans la construction romanesque : c'est la première fois que Polly est confronté à un grave problème, une menace qui requiert de sa part une réponse vive, une conviction. The History of Mr. Polly est un excellent morceau de littérature sur la vie banale d'un homme banal. Un peu comme pour The New Machiavelli, une partie du plaisir vient d'une certaine empathie, ou plutôt d'une empathie certaine, pour le personnage principal.

234 pages, 1910, Penguin Books

vendredi 9 décembre 2016

Paris au XXe siècle - Jules Verne


Paris au XXe siècle - Jules Verne

Un roman de Verne n'étant jamais paru de son vivant, son éditeur n'ayant pas été convaincu de l’intérêt que pourrait porter le public à un tel texte. Comme le titre l'indique, c'est un récit d'anticipation assez classique. Verne explore le Paris de 1960, c'est à dire un Paris situé 100 ans dans le futur.

Je n'ai jamais été très attiré par Jules Verne. Enfant, j'avais toute sa bibliographie sur une étagère de ma chambre, mais je ne suis jamais allé plus loin que lire quelques pages. Verne était à mon goût de gamin trop... terre à terre. Et c'est un peu l'impression que me laisse ce Paris au XXe siècle. Verne cite un grand nombre de savants et de procédés scientifiques à peu près novateurs à son époque, et imagine leur application à grande échelle. Mais au final, on a du mal à se sentir plongé cent ans dans le futur, même en se replaçant dans le contexte d'écriture. Tout est juste plus gros. Plus gros bateaux, plus grosses rues, plus gros bâtiments. Mais c'est sur le plan sociétal que les choses sont plus intéressantes. Ce monde du XXe siècle est un monde pratique. Seules comptent l'argent et la productivité. Les banquiers et les commerçants sont rois. L'art, la culture ? Des choses honteuses, inutiles, à bannir. On a presque l'impression d’être face à un récit précurseur de Fahrenheit 451 et autres dystopies du même genre. Mais Jules Verne échoue à développer son thème. Le héros, Michel, et ses divers potes sont bien sur des rebelles, des inadaptés. Bref, des artistes. Ils n'y peuvent rien, ils veulent écrire des vers, faire du piano et lire Victor Hugo. Le problème, c'est que le propos de Verne se résume à "c'était mieux avant". On sent bien sur qu'en parlant du futur, il critique sa propre époque. Du coup, la majorité de la population n'est qu'une bande d'idiots incultes, et nos héros passent leur temps à se lamenter sur leur triste sort et à regretter le siècle précédent. Verne n'y va pas avec des gants, son propos manque franchement de subtilité. Des choix narratifs douteux, comme l'inévitable amourette, d'une absolue platitude, ou cette longue liste élogieuse, sur plusieurs pages, de tous les auteurs du passé qui n'ont plus d'équivalents modernes, histoire de bien montrer à quel point c'était mieux avant, achèvent de rendre Paris au XXe siècle plutôt oubliable. Néanmoins, pour l'amateur d'anticipation à tendance dystopique, c'est une petite lecture qui vaut le coup. Le classique parcours d'un inadapté se faisant broyer par une société impitoyable fonctionne malgré tout. Et les illustrations de François Schuiten sont superbes. Dans cette édition il n'y en a que trois, y compris la couverture, mais j'ai pu en voir d'autres sur le net. Celle en photo (d'une qualité douteuse) ci-dessous est particulièrement réussie, on se croirait presque dans une nouvelle de Clark Ashton Smith.

168 pages, 1860, le livre de poche

Paris au XXe siècle - Jules Verne

jeudi 8 décembre 2016

Phare 23 - Hugh Howey


Phare 23 - Hugh Howey

Hugh Howey m'avait moyennement convaincu avec Silo, mais le thème de ce petit roman me donnait très envie. Un mec solitaire, complétement isolé dans une balise spatiale, au milieu du grand vide. Deux constatations s'imposent pour commencer. Déjà, le roman est divisé en cinq parties qui, de toute évidence, ont été publiées épisodiquement. Du coup, au début de chacune, on a un petit résumé des précédentes. Bon, ce n'est pas trop gênant, mais pourquoi ne pas prendre un peu de temps pour lisser tout ça à l'occasion de la publication en un seul volume ? Ensuite, malgré la quatrième de couverture qui nous vend un récit de « l'infinie solitude des confins de l'espace », ce n'est pas trop ça. Le narrateur n'est quasiment jamais tout seul, il y a même un passage incroyable dans ce petit coin de la galaxie. A tel point qu'en étant soi disant totalement isolé, il arrive quand même à se trouver une copine. Et à arrêter la guerre entre l'humanité et des aliens, aussi. Dans le genre infinie solitude, j'ai vu mieux. Par contre, ce petit roman a d'agréables relents de pulp. Ça va vite, c'est un peu n'importe quoi, et c'est souvent drôle. Par exemple ce moment où le narrateur se fait un pote improbable, un étrange petit alien au langage très fleuri qui semble tout droit sorti du Guide du voyageur galactique. Et la fin, qu'on pourrait qualifier d'un peu niaise (disons plutôt optimiste, pour être sympa), arrive d'un coup sans prévenir, un peu facilement, et nous balance dans un sorte d'utopie à la Iain Banks (qui d'ailleurs dans le roman donne son nom à un champ d’astéroïdes). Bref, c'est un ensemble inégal, un peu déconcertant. Mais plaisant. Pour apprécier Phare 23, j'ai l'impression qu'il faut l'imaginer publié épisodiquement dans un équivalent moderne de Amazing Stories. Alors on peut passer quelques heures en bonne compagnie, dans une ambiance d'aventures spatiales un peu loufoques, contrairement au ton réaliste que nous vendent cette illustration de couverture et le résumé au dos du bouquin.


233 pages, 2015, Actes sud

mercredi 30 novembre 2016

L'île du docteur Moreau - H.G. Wells

L'île du docteur Moreau - H.G. Wells

Un classique qui a mieux vieilli que dans mes souvenirs. Prendick, le narrateur, survit de justesse à un naufrage et se fait recueillir par un navire à la cargaison fort suspecte. Pourquoi amener des chiens et un puma sur une ile isolée ? Et cet étrange serviteur, à l'air à peine humain, suscite quelques questions désagréables. Contre sa volonté, Pendrick se retrouve sur l'ile, en compagnie du docteur Moreau et de son assistant Montgomery. La faune locale est assez surprenante, les humanoïdes ayant tous un coté assez... animal. Bref, on connait la suite, ce sont en fait les résultats des expériences de Moreau, tentatives de créer des humains à partir de divers animaux. Le point faible du roman, c'est son second quart, une longue course poursuite dans les bois qui n'est due qu'à un manque de communication entre les personnages, Pendrick étant persuadé qu'un sort funeste l'attend entre les mains du docteur, alors que celui-ci n'est pas si méchant. Mais ensuite, L'île du docteur Moreau se révèle encore très efficace. Il y a l'inévitable discours du docteur, défendant la science pour la science, la poursuite du savoir à n'importe quel prix. Est particulièrement troublante sa tentative de justifier toute la souffrance infligée à ses victimes. Puis, bien sur, les choses tournent mal. Wells parvient à donner à ses créatures, entre humanité et animalité, un coté dérangeant et inquiétant. L'animalité reprend lentement le dessus, et l'homme, pour s'adapter, doit lui-même modifier son comportement et devenir plus animal, plus sauvage. Autre outil à sa disposition pour assurer sa domination : la religion. Un ensemble de lois communes qui se maintiennent grâce à la crainte et la vénération d'un être supérieur. Vraiment, il n'y a que de naïfs animaux pour se laisser prendre à ce genre de piège !

212 pages, 1896, folio

lundi 28 novembre 2016

Sumerki - Dmitri Glukhovsky


Sumerki - Dmitri Glukhovsky

Dans la Russie moderne, la vie d'un traducteur solitaire va être chamboulée. Appelons-le D.A. pour simplifier le nom russe. Habitué a traduire des contrats commerciaux et autres choses déprimantes, le voilà qui tombe un jour sur un étrange récit en espagnol. La narration d'une exploration en plein pays maya, écrite à la première personne par un conquistador. D.A., peu habitué a avoir sous le nez des textes intéressants, est absolument captivé et se prend de passion pour les mayas. L'écriture de Dmitri Glukhovsky est purement utilitaire, et d'ailleurs le narrateur parle un peu trop souvent pour ne rien dire si ce n'est de la paraphrase, mais on sent qu'il a redoublé d’efforts pour la rédaction du manuscrit espagnol. C'est un récit d'aventure plutôt captivant, et cette double narration rappelle Pandore au Congo d'Albert Sánchez Piñol. Mais en bien moins brillant.

Au début, tout cela est très prenant. On s'identifie à D.A., lui-même lecteur enthousiasmé. Et petit à petit s'installe une ambiance fantastique classique : la réalité s’effondre autour du narrateur, et la fin du monde se rapproche dangereusement. Le texte qu'il traduit semble s'infiltrer dans sa vie réelle. Il sent « la réalité vaciller ». C'est un roman fantastique, c'est donc attendu. Pourtant, comme les manifestations surnaturelles se multiplient, on se demande comment l'auteur va faire pour retomber sur ses pieds et justifier tout ça. Pourquoi le mystérieux commanditaire ne donne-t-il les pages à traduire qu'au compte goutte ? D'où sortent les divers monstres ? Que vient faire là cette secte amatrice de sacrifices humains ? Pourquoi cette scène étrange où semble se faire un lien direct entre le narrateur et l'aventure du conquistador ? Et à la fin, ces craintes sont justifiées. La révélation finale est une variation sur le thème « Hey, tout ça était un rêve en fait, bonne blague hein ? » Une variation certes intéressante, dont on sent le potentiel, mais une variation qui n'enlève rien à l'amère déception. Comme le narrateur le dit lui-même, on est comme dans un « wagonnet » de « manège ». C'est à dire que l'auteur utilise l'excuse que rien n'est tout à fait réel pour rythmer son récit d’événements surnaturels qu'il n'aura pas besoin d'expliquer plus tard. C'est d'autant plus dommage que je comprend tout à fait ce qu'a voulu faire l'auteur. L'idée derrière Sumerki est prometteuse, mais l’exécution est terriblement bancale.

381 pages, 2009, l'atalante

vendredi 25 novembre 2016

La défense Loujine - Nabokov


La défense Loujine - Nabokov

Un roman de la période russe de Nabokov. La vie de Loujine, joueur d'échec de génie. Son enfance, solitaire et silencieuse, jusqu'à ce qu'il découvre les délices mathématiques du jeu. Son mariage, complétement raté, lui-même restant un enfant et sa femme faisant office de mère. Son obsession totale pour les échecs, son surmenage, sa folie, son suicide. Nabokov écrit merveilleusement bien, c'est certain. Avec une telle écriture, j'enchaine les pages par dizaines sans problème. C'est habile, souvent drôle, rien à redire sur ce point, la forme est parfaite. Mais, plus j'avance dans le roman, plus Loujine est parfaitement antipathique, plus sa femme est d'une naïve bonne volonté et d'un triste aveuglement. Alors les choses deviennent claires dans mon esprit : malgré tout le talent de Nabokov, la vie de Loujine, je m'en fous un peu.

307 pages, 1929, Folio

mercredi 23 novembre 2016

La chose dans la cave - David H. Keller

La chose dans la cave - David H. Keller

  • La chose dans la cave. Déjà lu dans Les meilleurs récits de Weird Tales 1. Et cette nouvelle très (trop ?) courte reste toujours aussi efficace. Un petit garçon qui a peur d'une cave, des parents qui ne comprennent pas la faiblesse de leur fils, et un médecin un peu trop rationnel. C'est flou, sans réponse claire, et c'est ce qui fait l'efficacité de ce petit texte. 
  • Le chat-tigre. Déjà lu dans Les meilleurs récits de Weird Tales 2. Intéressant d'avoir ces deux nouvelles à la suite. Dans les deux, une porte mystérieuse laisse imaginer une menace se tapissant dans l'ombre. Mais si dans La chose dans la cave la menace reste à distance, à tel point qu'elle n'est peut-être qu'imaginaire, ici, elle est totalement révélée. Et un peu ridicule.
  • La morte. Un concept bien classique pour une nouvelle fantastique : la lutte d'un homme perdant pied dans une réalité qui se déforme. Il est persuadé que sa femme est morte, mais semble être le seul a le remarquer. Vraiment, il se sent obligé de mettre un point final à cette situation. Alors, cas de folie, ou de mort-vivant ? 
  • La bride magique. On change d'ambiance. Le narrateur s'installe en tant que médecin de campagne dans un bled paumé, très pauvre. Évidemment, comme dans tout village isolé de nouvelle fantastique, quelque chose ne tourne pas rond. Il y aurait quelques pactes avec le diable, dans le coin, parait-il. Cette nouvelle n'est pas ambiguë comme La chose dans la cave ou La morte, mais n'est pas moins efficace, dans un registre moins psychologique. La sorcière créée par la plume de Keller est tout à fait charmante : « Je serai tienne, si tu me veux, pendant la célébration d'une messe noire, mais jamais, au grand jamais, je ne deviendrai ton épouse. Et tu voudrais me faire baptiser ! Jamais ! Jamais ! Quelle horreur ! » Un adorable sale caractère. La narrateur n'est pas non plus insensible à son charme, ce qui mène à une fin surprenante. 
Parmi les auteurs de pulps publiant dans Weird Tales et compagnie, David H. Keller est loin d’être le moins bon. On sent avec plaisir l'influence de sa profession : psychiatre. A noter qu'une autre de ses nouvelles, La guerre du lierre, est trouvable dans Les meilleurs récits d'Amazing Stories.

L'avis de Nébal.

107 pages, l'arbre vengeur

samedi 19 novembre 2016

Faute de temps - John Brunner


Faute de temps - John Brunner

J'aime beaucoup John Brunner. Mais cette nouvelle ne fait pas partie ce qu'il a fait de plus marquant. Un médecin se retrouve avec sur les bras un clochard atteint d'une étrange maladie. Après une accumulation d'indices qu'il ne sert pas à grand chose de détailler, il doit se rendre à l'évidence, une bonne soixantaine de pages après le lecteur : ce type vient du futur. Un futur ravagé par la guerre nucléaire. Et il n'y a pas grand chose de plus à dire sur Faute de temps, c'est un récit qui joue sur la peur de l'arme atomique, tout à fait typique de cette époque. On apprécie l'attention portée au langage de l'homme du futur qui, venant d'un monde bien différent, ne connait par exemple pas de mots pour lit ou fenêtre. Mais dans l'ensemble, c'est très daté. La misogynie ambiante n'aide pas, les personnages féminins étant, cela va de soi, hystériques par nature. Détail amusant : cette nouvelle a été publiée en 1963, et les éditeurs indiquent eux-même en postface qu'il « faut attendre 1965 » pour que Brunner écrive quelque chose qui ne soit pas « anecdotique ». Pourquoi publier de l'anecdotique, du coup ? Ce ne sont pas les textes de Brunner d'une qualité bien supérieure, introuvables neufs, qui manquent.

119 pages, 1963, le passager clandestin

mercredi 16 novembre 2016

Le choix - Paul J. McAuley


Le choix - Paul J. McAuley

Dans un futur proche, le bordel climatique occasionné par l'espèce humaine a été la cause d'une vaste montée des eaux. Les choses auraient pu être bien pire, mais, coup de chance, des aliens sont venus proposer leur aide. En échange des richesses locales, l'humanité peut obtenir la technologie pour réparer ses conneries. Tout ça, c'est juste la toile de fond. Le récit suit deux potes de seize ans, l'un dont la mère est une cyberactiviste anti-extraterrestre, l'autre dont le père le bat tout en profitant de sa force de travail. Et un beau jour, il parait qu'un dragon s'est échoué. Une grosse machine alien qui travaille à nettoyer les océans. Les deux gamins, ainsi que plein d'autres gens, se précipitent sur place. Et ce que l'homme ne comprend pas, soit il le vénère, soit il le détruit. Du coup, BOUM. Suite au dit BOUM, les deux amis se retrouvent en possession d'un artefact alien. Le genre de chose qui peut valoir très cher sur les marchés noirs, de quoi se barrer de cette planète. Mais aussi de quoi se faire tuer. Le choix, c'est celui de tenter d'exploiter cette richesse tombée du ciel, ou de garder la tête froide et accepter une vie banale. On n'est pas ici dans un space opera, on ne voit jamais les aliens, on ne s'attarde pas sur les détails du changement climatique. L'attention de l'auteur se concentre sur les deux ados, leur relation, leurs rêves, leurs frustrations. Et de ce point de vue là, cette grosse nouvelle fonctionne à merveille. Les personnages sont d'une humanité frappante, plongés dans un environnement aussi médiocre que crédible. Mais ce genre de format, moins d'une centaine de page, est assez frustrant. On dévore ça en un instant, avec l'impression d'avoir à peine effleuré l'univers, et la certitude d'oublier rapidement ce voyage. (Tiens, c'est d'ailleurs l'une des raisons d’être de ce petit blog : m'aider à me souvenir de mes lectures.) Mais je suppose que trouver un récit trop court, c'est lui faire un compliment.

Le bélial'

lundi 7 novembre 2016

Tau zero - Poul Anderson


Tau zero - Poul Anderson

Un bouquin sensé être un incontournable de la SF. Les choses commencent de façon assez classique : l'humanité envoie un vaisseau vers un autre système solaire. A bord, vingt-cinq femmes et vingt-cinq hommes, dont l'objectif est de coloniser une planète. Pour parcourir de telles distances, il faut un moyen de propulsion unique : le moteur Bussard. En gros, il s'agit de collecter la matière se trouvant dans l'espace pour se propulser. Or, plus le vaisseau va vite, plus il peut en récolter, et donc accélérer... A ces vitesses, le temps ne s'écoule plus de la même façon entre l'intérieur et l'extérieur du vaisseau, ce qui fait que nos personnages voyagent dans l'espace, mais aussi dans le futur.

Les choses deviennent soudainement intéressantes au tiers du roman, quand un incident leur ôte la capacité de freiner. Ils vont donc devoir aller chercher une planète bien plus loin que prévu. Donc ils vont devoir aller plus vite. Donc ils vont voyager plus vite dans l'avenir. Jusqu'à traverser des galaxies entières en un instant. Leur périple les conduira jusqu'au big crunch, la contraction finale de l'univers. Tout ça, ça a l'air chouette. Mais ça ne l'est pas tellement. L'essentiel du roman est occupé par les petits soucis de l'équipage. Ils sont tristes, ils couchent ensemble, ils dépriment, le héros est un super leader viril, l’héroïne couche avec des hommes pour leur donner du courage... Mouais. C'est une suite sans fin de petits problèmes. On imaginerait un équipage de scientifiques un minimum enthousiaste à l'idée de telles aventures, mais non. Les femmes pleurent, et les hommes jurent ou prient. Et quand on arrive au moment culminant, le big crunch, et bien... c'est expédié en quelques lignes. Vraiment, c'est incroyablement décevant. Il ne se passe rien de spécial. Puis en quelques pages ils trouvent une chouette planète, s'y installent, et happy end, le héros va pouvoir féconder.  Le concept du roman est très bien, et l'exécution... fonctionne à peu près. Sans plus.

261 pages, 1970, Le bélial

lundi 31 octobre 2016

Au-delà de la planète silencieuse - C.S. Lewis


Au-delà de la planète silencieuse - C.S. Lewis

C.S. Lewis a lu Wells, et ne manque pas de le faire savoir. Le narrateur n'a pas oublié Les premiers hommes dans la Lune et, face à des intelligences extraterrestres, décide dans un premier temps de pas trop évoquer tout les détails de la vie belliqueuse des humains. En fait, c'est tout le roman qui semble s'inspirer de celui de Wells, on y retrouve en gros la même structure. Un homme se retrouve sur une autre planète, explore un peu, est étonné par toutes les choses étranges qui s'offrent à ses regards, tente de comprendre les locaux, et tout s'achève sur un long dialogue avec le leader de la planète. Ici, Ransom, le narrateur, est emmené vers Mars contre son gré par deux scientifiques sans scrupule. Pendant la majeure partie du roman, il ne saura même pas avec certitude qu'il est sur Mars, les aliens utilisant évidemment leur terminologie propre pour désigner les planètes. Et, détail pratique, Ransom est philologue, ce qui lui permet d'apprendre rapidement la langue locale. Toujours comme le roman de Wells, Au-delà de la planète silencieuse gagne en intérêt au fil de la lecture. Au début, c'est juste un roman d’aventure pas très palpitant, mais les choses deviennent nettement plus intéressantes quand Ransom fait la rencontre d'autres êtres intelligents.

Au début du livre, dans la courte présentation de l'auteur, il est précisé que la conversion de Lewis au christianisme, en 1931, « aura une influence importante sur son œuvre. » Et en effet, Au-delà de la planète silencieuse est... de la SF chrétienne ! C'est assez étonnant. La planète ressemble vraiment à une petite utopie chrétienne. A vrai dire, il est indiqué que tout l'univers l'est, sauf la Terre, tombée sous l'emprise du Pervers. C'est à dire Satan. Mars est dominé par un être presque immatériel, ayant le pouvoir de vie et de mort sur les créatures de chair et de sang, et lui-même semble un sous-dieu, délégué du Dieu unique. Partout dans l'univers se baladent des êtres translucides et insaisissables, bref, des anges. Les créatures chez lesquelles échoue Ransom mènent une vie simple et, attention c'est amusant, n'aiment le sexe opposé qu'une fois dans leur vie, juste ce qui est suffisant pour se reproduire. Ce ne sont pas de vils pécheurs, eux. Les idées de guerre ou de cupidité leurs sont aussi totalement étrangères. Vers la fin, l'un des deux méchants humains se pose en représentant de Satan. Il refuse la mort, veut que l'humanité se dresse contre sa condition mortelle et colonise tout l'univers. Il faut croire que dans une bonne partie de la SF moderne, c'est Satan qui a gagné. On retrouve même la notion de « châtiment », la nécessité d'expier ses péchés...

Au-delà de la planète silencieuse commence très mollement et n’intéresse qu'à partir du premier contact. On pourrait croire que toute cette dimension chrétienne nuit a l’œuvre, mais c'est plutôt le contraire : elle lui donne un coté unique presque rafraichissant. L’intérêt vient de la découverte de cette déconcertante société chrétienne cosmique, aussi invraisemblable que cela soit.

266, 1938, Folio SF

mercredi 26 octobre 2016

Le manuscrit Hopkins - R.C. Sherriff


Le manuscrit Hopkins - R.C. Sherriff

La fin du monde. Une fin du monde un peu originale : la lune se précipite doucement mais surement vers la Terre. Et en attendant le choc, la vie, en Angleterre, continue tranquillement. En fait, la majorité du roman se déroule avant la catastrophe. Le récit est introduit comme un document historique par un avant-propos rédigé des centaines d'années plus tard. Quelle tristesse, se plaint l'auteur de cette introduction, que le manuscrit Hopkins soit le seul document sur la chute de l'Europe ! Et il ne cesse de dire du mal d'Hopkins, le narrateur/historien. Hopkins, en effet, prend beaucoup de place. Il prend même plus de place que l'apocalypse lui-même, qui passe étonnamment rapidement. Hopkins me fait penser à The Big Lebowski. Comme lui, ce personnage est une blague. Petit bourgeois campagnard, sa grande passion est l’élevage de volaille. Il écume les concours, fier de ses poules et de leurs médailles. Il a un horizon d'esprit assez limité, est prétentieux, mesquin, égocentrique... Et pourtant, ce personnage est très attachant. Ses défauts font rire, mais finalement, c'est un type sympa, bienveillant et courageux, à sa façon. Vraiment, la façon dont Sherriff gère son personnage est remarquable. En le faisant apparaitre si imparfait, si bassement humain, non seulement il parodie une certaine image du gentleman anglais et enchaine les situations hilarantes, mais il nous fait l'aimer, ce Hopkins.

L'apocalypse, donc. Et bien la lune s'écrase dans l’océan atlantique nord, provoquant inondations et tempêtes, et créant un nouveau continent. C'est complétement invraisemblable, mais bon, ça passe. Hopkins et quelques autres survivent, tentant de remettre sur pied la civilisation, d'abord dans leur coin, puis à grande échelle, une fois que la communication est rétablie entre les communautés. Chose intéressante, c'est l'apocalypse qui est à l'origine des moments les plus heureux de la vie de Hopkins. Avant que la lune n'arrive, il s'agissait de travailler dur avec les gens du village pour construire l'abri, activité créant un sens clair à la vie quotidienne, unissant les gens dans un but commun. Se lever le matin avec un objectif précis, travailler dur avec autrui, faire une pause en buvant un verre et en faisant des blagues. Hopkins savoure cette nouvelle façon de vivre. Et après l'apocalypse, c'est encore mieux. Isolé avec deux jeunes gens, c'est le retour à la terre : chasser et cultiver, manger et dormir, le sentiment de groupe et la certitude que chacun est à sa place. Hopkins est heureux, et la civilisation semble bien prête à repartir sur le droit chemin. Jusqu’à ce que les hommes de pouvoir s'en mêlent. Incapables de se partager les richesses du nouveau continent, ils ont recours aux armes. La guerre. L'Europe ne survit à une collision avec la lune que pour se tirer une balle dans la tête. Et Hopkins, ne voulant que vivre dans sa maison avec les gens qu'il aime, en compagnie de ses adorables volailles, erre dans un Londres en ruine, presque dépeuplé. Le manuscrit Hopkins est un récit apocalyptique original, drôle et touchant. Un classique méconnu du genre.

1939, 413 pages, L'arbre vengeur

samedi 22 octobre 2016

Les premiers hommes dans la Lune - H.G. Wells


Les premiers hommes dans la Lune wells

Ah, le bon vieux temps, l'époque dorée dans laquelle il suffisait d'avoir un pote scientifique pour aller se balader dans l'espace en pantoufles, littéralement. Pas la peine d'en parler à qui que ce soit, ni de se poser trop de questions, fonçons à l'aventure, tout simplement ! Bedford, le narrateur, est un magouilleur dans une mauvaise passe. Espérant se refaire, il s'installe dans un coin paumé de l'Angleterre pour écrire une pièce de théâtre. Mais voilà qu'il fait la rencontre de Cavor, joli cliché du scientifique génial mais mais sans aucun sens pratique. Cavor est sur le point de faire une découverte fort importante : la cavorite. Un métal possédant l’étonnante propriété de faire écran à la gravité. Voilà qui ouvre bien des possibilités. Après quelques déboires, nos deux héros décident de s'embarquer sur la Lune, pour le fun la science, dans un étrange véhicule sphérique recouvert de cavorite. Et ils y arrivent, sans trop de difficultés.

Sur la Lune, il n'y a, comme on peut s'y attendre, pas grand chose. Pas beaucoup de gravité non plus, ce qui donne à nos héros les mêmes capacités que John Carter. Mais voilà que le jour se lève, le soleil montre le bout de ses rayons, et fait fondre l'air gelé pendant la nuit, créant ainsi une atmosphère temporaire. Atmosphère bien entendu respirable, ce ne serait pas pratique sinon. Et soudain, des plantes percent le sol lunaire, et grandissent, grandissent à une vitesse folle. Nos deux explorateurs, pas très futés, vont se balader et perdent de vue leur vaisseau. Il va de soi que la Lune est habitée par des êtres intelligents, vivant sous terre, parce que la Lune est creuse, et possède un vaste océan souterrain. Bref, nos héros se font capturer par des aliens plutôt pacifiques, doivent s’échapper suite à un malentendu, Bedford parvenant à rentrer maladroitement sur Terre, alors que Cavor reste coincé sur place. La dernière partie du roman laisse la parole à Cavor,qui envoit des messages radio depuis la Lune, et c'est là qu'on en apprend le plus sur cette civilisation.

Wells a le don de mêler aventure rocambolesque et idées intéressantes. On s'amuse bien à suivre les péripéties d'un duo de bras cassés, certes, mais l’intérêt véritable est ailleurs. La cavorite est une substance qui laisse supposer des applications aussi folles que la flohrisation dans l'Homme élastique, mais Wells choisit de laisser le secret de sa fabrication se perdre, sous-entendant clairement que l'humanité ne ferait pas que du bien avec ce savoir. La civilisation lunaire est une utopie inquiétante et ambiguë. Chez les lunaires, pas de guerre. Le monde est uni, et chacun, dès son plus jeune age, est formé pour une tache précise. Formé aussi bien mentalement que physiquement. Chaque lunaire a un corps adapté à son métier : grosse tête pour les intellectuels, habilité des doigts pour les peintres, gros muscles pour les gardiens de l'ordre... Et tous trouvent dans leur tâche leur unique bonheur. Ainsi, quand ils n'ont pas d'ouvrage, ils prennent un narcotique pour dormir jusqu’à ce que la société ait à nouveau besoin de leurs services. Et selon Cavor, « droguer l’ouvrier dont on a pas besoin et le mettre en réserve vaut sûrement beaucoup mieux que de le chasser de son atelier pour qu'il aille mourir de faim dans les rues.» Moui. Tiens, notons au passage, pour un petit rire facile, que certaines femelles, « en certains cas, possèdent un cerveau de dimension presque masculine. » Ah, le charme de la littérature d'un autre temps. Donc, pour résumer, l’être lunaire est heureux et vit en paix parce qu'il est une machine. Mais... une machine, vraiment ? C'est là tout l’intérêt de ce genre de fiction : selon nos critères, une telle organisation parait horrible. Disparition totale non seulement de la liberté, mais aussi, plus important, de l'idée de liberté. Pas d'illusions de free will, non, pur déterminisme totalement assumé, recherché. Et plus le roman avance, plus progresse la communication entre les espèces, et plus l’intérêt augmente. Dans le dialogue final entre le chef de la Lune, son plus gros cerveau, et Carvor, ce dernier commet une grossière erreur : expliquer en détail aux aliens perplexes ce qu'est la guerre. Ils n'ont pas l'air d’être convaincus de l’intérêt de la chose.

Ma foi, Les premiers hommes dans la Lune est un bon p'tit roman dont l’intérêt va croissant. Un premier contact plein d'idées et d'humour. On n'est pas sans sourire quand Wells, dans un clin d’œil à l'Utopie de Thomas More, fait s’émerveiller ses personnages devant leurs menottes et chaines lunaires, fabriquées en or. Quand Bedford revient sur Terre avec ces précieux trophées, l'or pèse bien plus lourd, au sens propre comme au figuré.

1901

jeudi 20 octobre 2016

Point oméga - Don DeLillo


Point oméga - Don DeLillo

Deux hommes, seuls dans une maison paumée au milieu du désert. L'un, jeune, plus ou moins réalisateur, veut faire un film sur l'autre, vieux, qui a l'air de bien connaitre les rouages du pouvoir. Un film d'une seule séquence, plan fixe de son visage. Puis la fille du vieux arrive. Et disparait. Ce récit central est entouré par deux chapitres dans lesquels un homme est obsédé par une projection au ralenti de Psychose.

Voilà voilà.

Il ne se passe pas grand chose, les personnages papotent étrangement, sans avoir l'air de bien se comprendre, selon le style de DeLillo, et ils sont très doués pour boire de l'alcool et ne rien faire. Je suppose que ce petit roman a pour thèmes l'image, le temps et leur déformation. Que ce soit dans les immensités du désert ou face à un film étiré pour durer 24 heures, la perception du temps change, et change les personnages. Don DeLillo sait écrire, alors ça passe plutôt bien. C'est le genre de roman froid et opaque qui offre une petite plongée à la fois prenante et chiante dans le vague de l'expérience humaine. Est-ce que cette expression veut dire quelque-chose ? Aucune idée. Mais elle me semble approprié.

139 pages, 2010, Actes Sud

samedi 15 octobre 2016

Futu.re - Dmitry Glukhovsky

Futu.re - Dimitry Glukhovsky

L'immortalité. En Europe, 120 millions de personnes vivent dans des tours colossales. Et des centaines de millions de plus ailleurs dans le monde. Comme plus personne ne meurt, plus personne ne doit naitre. L'eau, l'air et l’énergie ne sont pas disponibles à l'infini. Si un parent est prêt à se sacrifier pour donner la vie, un enfant est possible. Il y a évidemment ceux qui essaient de frauder : avoir la parenté et la vie éternelle. Mais ceux-ci sont des criminels, traqués par les commandos des Immortels, troupes de choc dont le rôle est la répression des fraudeurs. L'enfant est enlevé pour grandir dans un internat et devenir plus tard un immortel lui-même, et l'un des parents se fait injecter la vieillesse.

717, le narrateur, est un Immortel. C'est un peu un connard. Mais pas trop. Enfin, il n'a pas eu une enfance facile. Tout le long du récit on a droit à des flashbacks sur son enfance dans un internat. C'est glauque. Futu.re (dont je n'ai d'ailleurs toujours pas compris le titre) est un roman très cru. Voir très violent. C'est parce que l'univers décrit l'est. Sous les apparences, le sang coule. Chose étonnante, le récit commence exactement comme Deus Ex. 717 est un soldat d'élite obéissant à une autorité qu'il respecte. Envoyé accomplir des missions délicates, il se verra confronté à divers choix et révélations qui viendront bouleverser ses croyances. Exactement comme dans Deus Ex : tuer un leader rebelle ou écouter ce qu'il a à dire ? Puis, comme dans toute dystopie qui se respecte, il se trouve une amoureuse et voit la vie en rose. Ses aventures seront l'occasion de faire visiter au lecteur différents aspects de cette société : les lieux de plaisir, les quartiers isolés où s'entassent les vieux, une Barcelone bordélique et dangereuse remplie d'immigrés, les lieux de pouvoirs qui récupèrent l'imagerie antique...

Commençons par quelques réserves. La structure narrative décrite plus haut est assez classique. L'histoire d'amour, dans ce genre de contexte, a presque l'air d'un cliché. Et en parlant de cliché, l'image de la femme qui se coupe les cheveux pour symboliser un changement intérieur, bon, c'est un peu superflu. Et le fait qu'une bonne partie de l'intrigue repose sur une histoire de famille. A savoir : mais qui sont mes parents ? On a droit à une révélation du style "Je suis ton père, Luke." Ah, les liens familiaux, ou comment injecter aisément du mélodrame.

Mais rien n'y fait, j'ai dévoré Futu.re (mais qu'on m'explique ce foutu titre) avec passion, d'une façon dont peu de romans peuvent se vanter. C'est juste terriblement efficace. Très, très bien foutu. J'aime les dystopies. Ici, on sent énormément l'influence des Monades Urbaines et de Soleil Vert, dont les deux visions d'un avenir surpeuplé semblent se mélanger. L'influence de Deus Ex est peut-être bien réelle. Et les dernières pages rappellent de manière frappante la toute dernière scène de Matrix. On y retrouve même le "system faillure". Mais malgré tout cet héritage, on n'a jamais l'impression de lire une pâle copie. Futu.re tient solidement sur ses deux pieds. On remarque en souriant les piques de l'auteur à sa Russie natale, et l'on s'interroge sur ce que, à défaut d'autre mot, ou pourrait appeler le message du livre (notion délicate). Dmitry Glukhovsky n'a pas l'air de penser que l'immortalité puisse bénéficier à l'humanité. Vraiment ? Serait-ce la fin de toute créativité, un désert d'ennui et d'artificialité ? Ou l'immortalité, dans un autre environnement sociétal, pourrait-elle être la libération tant rêvée ? Enfin bref. Une captivante exploration d'une humanité figée dans la vie, belle, violente, et l'impression de, peut-être, qui sait, avoir lu un futur classique.

(Sinon, pour le titre, le point est censé symboliser l’immortalité, qui interromps l'écoulement normal du temps ? Mouais. Je ne sais pas.)

726 pages, 2013, L'atalante

mercredi 12 octobre 2016

Le canal Ophite - John Varley


Le canal Ophite - John Varley

Quand dès la première page on trouve une phrase comme « L'état requiert la peine de mort à perpétuité », les choses s'annoncent bien. John Varley réussit merveilleusement bien à plonger le lecteur dans un univers complexe avec quasiment aucune exposition. On apprend petit à petit à comprendre l'histoire et les règles de ce monde, de façon fluide et naturelle. Pour faire simple, l'humanité n'est plus ce qu'elle était. Les Envahisseurs ont, d'un revers de main, fait dégager tout le monde de la Terre, au profit des baleines et des dauphins, seuls animaux intelligents de la planète, trop longtemps oppressés pas des milliards de bipèdes technophiles. Du coup, ce sont la Lune et les huit autres planètes du système solaire qui sont occupées par ces pathétiques mammifères grégaires. Les choses ne vont pas si mal, on cultive des trous noirs, on se clone, on change de sexe, on remodèle son corps, on profite de la jeunesse éternelle, on fait l'amour, on fusionne avec un symbiote pour orbiter autour de Jupiter (ou est-ce Saturne ?), tout ça tout ça. Voilà qui n'est pas sans rappeler la Culture de Iain Banks, qui, comme je le découvre, a du trouver pas mal d'inspiration chez John Varley.

Tout ces progrès, les humains les doivent en bonne partie au canal Ophite, un mystérieux rayon d'informations qui semble venir de très, très loin. Et voilà qu'un beau jour, un message arrive : les philanthropes anonymes veulent paiement pour leurs services. Sinon, sanction. Se retrouve mêlée à cet embarrassant problème Lilo, scientifique hors la loi, condamnée à mort, puis enlevée, clonée, etc. Je ne m’aventurerais pas à résumer l'épopée de Lilo, Lilo et Lilo (ses clones). En effet, John Varley arrive a entrainer le lecteur dans une aventure abracadabrante qui, pourtant, fait parfaitement sens. Varley va vite, il ne s’arrête pas en route pour prendre le lecteur par la main, et c'est tant mieux. Et ça parle de liberté sexuelle, de clonage, d'évolution, de premier contact, de la nature de l'intelligence, et le tout avec une fougue remarquable. J'ai adoré Le canal Ophite. C'est dense, bourré d'humour, intelligent et stimulant. Je ne suis pas un expert de l'histoire du space opera, mais il me semble que ce roman, qui d'ailleurs n'accuse absolument pas son age, a du avoir une influence majeure sur les auteurs qui vinrent ensuite.

343 pages, 1977, Folio SF

lundi 10 octobre 2016

Carmilla - Sheridan Le Fanu



Carmilla - Sheridan Le Fanu

Vingt-six ans avant Dracula paraissait Carmilla, l'histoire d'une vampirette qui a pas mal influencé le roman de Bram Stoker. On y retrouve l’Europe de l'est, un grand château gothique, un expert de l'occulte qui aide à vaincre la créature... Tous les ingrédients sont là, avec la particularité que cette fois, c'est une histoire de femmes. Le vampire est une jeune femme (enfin, jeune juste en apparence), la narratrice est aussi une jeune femme, un peu naïve, qui ne comprend les choses que bien après le lecteur. Et entre ces deux personnages, une relation ambiguë. La vampire Carmilla ne cache pas son désir, qui ressort parfois dans des élans d'émotions. C'est à la fois un désir amoureux, sexuel et, bien sur, vampirique. La narratrice n'est pas insensible au charme de Carmilla, et même si elle ne se l'avoue pas, on devine que le désir est au moins en partie réciproque. Et suivent les classiques : l'influence négative du vampire, le vampire démasqué, le vampire traqué. Le tout avec l'aide de quelques récits insérés. Aujourd'hui, il faut bien avouer que Carmilla semble fort classique, le genre gothique étant très codé. Mais cela n'enlève rien au charme de ce petit récit fondateur, qui a le mérite de ne pas tirer à la ligne, et dont le ton doucement érotique lui donne une individualité certaine.

156 pages, 1872, Babel

vendredi 7 octobre 2016

Annihilation - Jeff Vandermeer


Annihilation - Jeff Vandermeer

J'ai un peu de mal à comprendre le succès de ce bouquin. Sur la quatrième de couverture sont cités Kubrick et Lovecraft. Kubrick, bon, c'est sans doute par rapport au coté perché de la fin de 2001, mais cette comparaison ressemble un peu à une insulte envers le réalisateur. Lovecraft, oui, son influence est clairement là, mais d'une façon qui me donne juste envie de retourner lire ses nouvelles. Annihilation doit plus à Stalker auquel il emprunte le concepts de la Zone (ici c'est la Zone X), ou, plus récemment, à l'excellent Monsters de Gareth Edwards.

Une équipe de quatre femmes est envoyée explorer la Zone X, dont on ne saura jamais grand chose. Le mystère, le flou, pourquoi pas, encore faut-il provoquer l’intérêt du lecteur. Première chose, les interactions entre les personnages. Totalement à coté de la plaque. On n'y croit pas une seconde, les quatre femmes en viennent rapidement à s'insulter, puis à s'entretuer, rien que ça, sans qu'on comprenne vraiment pourquoi. Quand on a quatre personnages, et qu'on les fait s'entretuer, il vaut mieux avoir de bonnes raisons, non ? L'exploration de la Zone. Ben il ne se passe vraiment pas grand chose. Ballade à droite, ballade à gauche, tiens un p'tit monstre, oh un puits plongeant dans d'effrayantes profondeurs ténébreuses, etc, avec un autre monstre au fond... Encore une fois, pourquoi pas, mais le fait est que ça ne fonctionne pas du tout. Par exemple, le monstre du puits écrit des phrases bizarre sur les murs. Ça a l'air important puisque l'auteur n’arrête pas d'en parler, mais on ne comprendra jamais le pourquoi de la chose. Dans le même genre, dans un phare pas loin, il y a un énorme tas de carnets laissés par de précédentes expéditions. Mais pourquoi ? Sérieusement, pourquoi laissent-ils tous leurs carnets là ? Et pourquoi la narratrice fait de même à la fin ? Tiens, la narratrice, parlons-en. Elle n’arrête pas, pendant des pages et des pages, de raconter sa vie qui peut se résumer par "je suis très solitaire et j'aime la biologie, et au fait, je suis très solitaire." Elle prend une place énorme dans le récit, à vrai dire, elle est le récit. En résumé, toutes les tentatives de Jeff Vandermeer pour créer une ambiance oppressante et horrifique tombent absolument à plat, et ce qui pourrait captiver, comme la simple exploration d'une nature bizarre, est pollué par une narratrice juste... ennuyeuse.

222 pages, 2014, au diable vauvert

mercredi 5 octobre 2016

Limbo - Bernard Wolfe


Limbo - Bernard Wolfe

Un roman comparé en quatrième de couverture à 1984 et au Meilleur des mondes, qui serait un classique méconnu en France. Le docteur Martine vit tranquillement dans une petite ile depuis une vingtaine d'années. Fuyant la troisième guerre mondiale, il s'est installé là un peu au hasard, mais s'y sent bien. Expert de la chirurgie du cerveau, il a pris en main un rite local : l'ablation des zones d’agressivité du cerveau. De la lobotomie pacifiste. Mais en enlevant la violence, on enlève aussi tout plaisir et désir sexuel. C'est un thème qui se retrouve dans tout le roman : comment empêcher la guerre sans transformer l'humain en... autre chose ? Bref, quelques touristes viennent troubler la tranquillité de l'ile. Des touristes qui semblent camoufler des activités peu avouables. Et qui ont des prothèses métalliques à la place des jambes et des bras. Bizarre. Le docteur Martine sent que quelque chose se prépare, alors direction ce qui reste des USA pour comprendre ce qui a bien pu se passer depuis son départ.

Immob. Une sorte de religion politique, selon laquelle la solution à la guerre est de... se faire couper les membres. Enfin, seulement pour les hommes. Et les blancs. Qui a des bras a des armes ! Mais l’opinion est divisée. Si certains utilisent des membres artificiels qui les rendent surhumains, d'autres embrassent la passivité à fond, n'étant que tronc. L'exploration de ce monde par le docteur Martine est tout à fait passionnante. On comprend par le simple concept d'Immob que l'humour noir teinté d'absurde n'est jamais loin. C'est d'autant plus vrai grâce à quelques retournements de situation d'une délicieuse ironie. Ce qui est marquant dans ce monde, c'est à quel point il est basé sur des idées réelles. Rimbaud, Freud, Tolstoï, Dostoïevski, Thoreau, Huxley, et d'autres que je ne connaissais pas. On a l'impression que toutes les idées de cette société Immob, et du narrateur, sont des continuations logiques mais absurdes (ou pas ?) d'idées historiques. D'ailleurs, sans en dire trop, tout le roman est une grande blague (et une bonne) sur l'interprétation à coté de la plaque des écrits d'autrui. Faire ce que l'on veut de textes dont l'auteur n'est plus là, c'est tentant (coucou fac de lettres).

Autre élément : le sexe. Je crois n’avoir jamais lu dans un roman autant de fois le mot orgasme. Disons l'évident tout de suite : Bernard Wolfe a du avoir de mauvaises expériences avec des femmes n'étant pas sexuellement compatibles avec lui. Quand il fait monologuer le docteur Martine sur les femmes frigides, on a vraiment le sentiment d'entendre l'auteur exprimer ses frustrations personnelles. Au delà de ça, Wolfe présente la sexualité féminine comme agressive jusqu'au ridicule. Je n'ai pas étudié la place de la femme dans l’Amérique des années 50, mais cela semble assez pertinent d'imaginer un futur où l'inversion des rôles n'est guère plus épanouissante. Et cela fait parfaitement sens : les hommes n'ayant plus de membres, ou des membres détachables, on imagine la passivité masculine qui en découle. Et c'est amusant de voir ressortir le coté conservateur de Martine, qui se révolte contre cette insulte à sa virilité. Ainsi les hommes démembrés, allongés immobiles dans des paniers, ne sont que des gros bébés exigeants à la merci des femmes.

Limbo est a mon sens un roman remarquable, pour plusieurs raisons. Il y a d’abord l'habilité de sa construction, où une simple information supplémentaire peut changer toute notre perspective, avec beaucoup d'humour. Et ensuite la multitude des thèmes traités. La guerre et le pacifisme, le masochisme inhérent à l'espèce humaine, la sexualité, le transhumanisme, la religion, ses prêtres manipulateurs, ses disciples naïfs et ses messies instrumentalisés, l’acceptation de l’agressivité comme faisant irrévocablement partie de l'Homme... Ces thèmes s’imbriquent fluidement les uns dans les autres, créant un tout cohérent. Mais l'élément le plus captivant de Limbo est finalement assez indéfinissable. Cet humour, ce ton entre les tons... Limbo a réussi à me captiver, me titiller l'esprit, en me maintenant dans une sorte de curiosité floue et intriguée. C'est une blague, une bonne grosse blague, qui évacue par le rire ce qui pourrait faire pleurer. Une blague qui multiplie les réflexions pertinentes sans chercher à établir de vérité. Brillant.

Autrefois les hommes ne perdaient leurs membres que sur les champs de bataille ou au cours de bombardements. C'était alors un accident ou quelque chose qui leur était imposé, sans qu'ils aient été consultés. L'amputation volontaire est donc un grand pas en avant de la condition  humaine...

438 pages, 1952, le livre de poche

mercredi 28 septembre 2016

Eden - Stanislas Lem


Eden - Stanislas Lem

Un peu comme dans The Invicible, une petite équipe plante son vaisseau sur une planète inconnue et essaie de comprendre ce nouveau monde. Premier point à noter : l'écriture, ou plus probablement la traduction, est très mauvaise. On fronce régulièrement les sourcils devant l'emploi invraisemblable de certains mots, et les dialogues sont souvent terriblement maladroits. Ensuite, on ne comprend rien à ce qu'il se passe pendant 200 pages. Problématique pour un roman qui en fait 248. C'est l'exploration de la planète, et on a droit un une multitude de descriptions géographiques et architecturales qui peinent un peu à faire naitre dans l'esprit du lecteur (le mien en tous cas) des images un minimum claires. Et quelques escarmouches avec les locaux, dont le comportement est très... flou. Ce n'est guère passionnant, mais il faut bien reconnaitre que l'on est tout de même curieux d'en savoir plus sur cette planète. Et bien on ne saura pas grand chose. Sur la fin, nos chers humains parviennent enfin à entrer en communication avec un local. L'un d'eux se pointe dans leur vaisseaux pendant qu'ils regardaient ailleurs, et leur dit coucou. Sérieusement, c'est la deuxième fois du roman qu'un alien rentre tranquillement chez eux sans qu'ils ne s'en aperçoivent. Bref, ces quelques dizaines de pages d'interactions avec une intelligence extraterrestre sont de loin les plus intéressantes. Mais pourquoi nous avoir fait errer pendant 200 pages avant ? Sans doute pour poser les mystères, et pouvoir les résoudre ensuite. Technique très discutable quand l’intérêt de l'exploration laisse à désirer. D'autant plus que pas grand chose n'est résolu, finalement. On a une ébauche de l'organisation sociale de la planète, et puis, ben, voilà, nos héros se barrent. Fin. Je sais bien que l’absence de résolution est justement le propos du livre : la difficulté de communiquer avec des entités si étrangères. Mais c'est juste... ennuyeux. Les problèmes de communication entre différentes races sont bien mieux traités dans La paille dans l’œil de Dieu par exemple, ou d'autres romans de Lem, comme Solaris ou même The Invicible. Il y a aussi quelques réflexions sur l’interventionnisme, mais rien qui n'arrive à la cheville de Il est difficile d’être un Dieu. Eden est certainement handicapé par sa traduction française, mais en l'état, c'est fort médiocre.

248 pages, 1959, bibliothèque marabout

mercredi 21 septembre 2016

Les jardins statuaires - Jacques Abeille


Les jardins statuaires - Jacques Abeille


Les jardins statuaires, c'est de la fantasy qui, étrangement, a le privilège de se mêler à la littérature générale. On trouve en quatrième de couverture cette petite description : « À la fois récit d'aventure, conte initiatique et rêve éveillé... » Oui, bon, c'est de la fantasy quoi. Ce doit être la grande sobriété de l'ensemble et l'écriture d'un classicisme parfois lassant qui permettent à ce roman de passer à travers les mailles du filet. Et, comme toute fantasy qui se respecte, il y a un certain nombre de suites prenant place dans le même univers.

Tout commence comme un récit d'exploration. Un voyageur anonyme raconte à la première personne sa découverte progressive de la contrée des jardins statuaires. Et, bien que parfois très lent, le roman m'a tout à fait séduit dans sa première moitié, voir ses deux premiers tiers. Et ce pour une raison toute simple : le curiosité de découvrir un monde étrange et ses mœurs. Ici, dans de nombreux domaines isolés les uns des autres, les hommes cultivent les statues comme d'autres cultivent les fraisiers ou les poireaux. Il se dégage de ce monde une aura de mystère calme, et, comme le voyageur, on a envie d'en savoir plus, de partir en randonnée pendant des semaines dans cette région à la fois accueillante et oppressante.

Mais une fois que l'exploration est terminée, l’intérêt retombe, et ce pour plusieurs raisons. Le narrateur n'a guère de profondeur psychologique. Tant qu'il n'est qu'un voyageur, c'est parfait : il est principalement défini par sa curiosité, tout comme le lecteur. Mais quand le récit s'attache ensuite à sa vie personnelle, cela tombe un peu à plat. La vague histoire d’amour n'est guère intéressante, et les quelques personnages féminins ont presque tous l'inexplicable manie de venir la nuit se frotter à lui. Ensuite, le monde perd beaucoup de son charme. Une fois l'exploration terminée, les jardins statuaires semblent terriblement figés et peu intéressants, définis par quelques traditions que l'on pourrait résumer en deux ou trois pages. C'est un peu un problème que j'ai avec la fantasy en général : il n'y aucune impression de progrès, tout est comme tout a toujours été et sera toujours. Une fois le voile de mystère enlevé, on n'a plus l'impression d'une société vivante, peuplé d'une infinie variété de personnalités, coutumes et possibilités. Juste un unique tableau, froid et immuable. Au pire, les barbares du nord vont semer un peu le chaos, c'est tout.

L’intérêt des Jardins statuaires vient du sentiment d'explorer un monde étrange et différent. Et le roman est très bon à cela, il m'a vraiment happé pendant plusieurs centaines de pages. Mais le chemin est plus intéressant que la destination, et une fois ce monde cerné, on s'y attarde trop longtemps, et la magie retombe. La région devient comme les statues qui y poussent, immobile et stérile.

573 pages, Folio

vendredi 16 septembre 2016

Des Anges Mineurs - Antoine Volodine


Des Anges Mineurs - Antoine Volodine

Ce roman m'a laissé froid comme aucun autre ne l'avait fait depuis un bon moment.

Des Anges Mineurs est passé à des années lumières de ma sensibilité. C'est 218 pages d'ennui profond, total, absolu. Quarante-neuf chapitres, pardon, narrats, qui font surgir l'image d'un monde russo-asiatique en ruine, dans lequel l'humanité approche de la fin. Et des ébauches de personnages qui errent là-dedans, dans le vague. Et que c'est ennuyeux, que c'est vide. Je ne sais pas quoi en dire tellement ce roman me semble plein de néant. Quelques rares passages ont éveillés en moi un commencement d’intérêt, notamment cette petite séance culinaire de curry au poulet... à la mouette. Mais à part ça, rien, que dalle. Je ne crois pas avoir esquissé un seul sourire de toute ma lecture. Je m'en veux presque d'écrire ces quelques lignes pleines de négativité, mais là, je ne sais pas à quoi je pourrais me raccrocher. Il faut croire que le post-exotisme, c'est pas mon truc.

218 pages, 1999, Points

jeudi 15 septembre 2016

La Petite Auriculaire - Réécriture du Petit Poucet



The Little Girl with Red Headscarf Nicolae Grigorescu
The Little Girl with Red Headscarf
Nicolae Grigorescu


    Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons ; sauf la cadette, une petite fille de sept ans. Comme elle était la plus jeune, elle était la plus petite et la plus frêle, et c'est pour cela qu'on l’appelait la petite Auriculaire, car c'est le plus frêle doigt de la main. Le père et la mère travaillaient du matin au soir mais cela ne suffisait pas à remplir les assiettes. Souvent les enfants devaient se contenter de quelques racines, baies ou fruits sauvages. Mais l'hiver arrivait et les parents ne pouvaient songer un instant à leur situation sans sombrer dans le désespoir.

    Les enfants faisaient ce qu'ils pouvaient pour ramener de la nourriture à la maison. L’aîné, débordant de fierté, a même rapporté une fois un gros lapin. La petite Auriculaire avait pris le petit mammifère en affection, et avait versé quelques larmes quand l’aîné eut le privilège de l'égorger. Mais il y avait maintenant des mois que la famille n'avait pas mangé de viande. Les enfants, débordant d'une colère causée par la faim, reportaient leur mauvaise humeur sur leur petite sœur. Ils se moquaient d'elle, parfois même ils la frappaient. La petite Auriculaire, de nature calme et discrète, voyait ces traits renforcés par le comportement de ses frères, et elle n'ouvrait quasiment jamais la bouche. Un soir, jetée hors de la chambre commune des enfants par ses frères, comme cela arrivait souvent, elle se réfugia sous une couverture élimée dans le coin sombre de la pièce principale qu'elle connaissait bien. Comme elle était si frêle et si discrète, ses parents, restés prêt du feu faiblissant, ne l'avaient pas vue et, sans le vouloir, elle entendit leur conversation. Les flammes tremblantes du feu donnaient aux traits du père une expression de chagrin profond. Il regardait fixement les braises quand il dit à sa femme : « C'est fini. On ne peut plus les nourrir. » « C'est bien vrai, mais que faire ? Il faut essayer. Essayer de faire tout ce qu'on peut. » « Non. Tu sais bien que ce n'est plus possible. Tu le sais. » Le père fit une longue pause, avant de continuer : « Tu te souviens de ces gens dont je t'ai parlé ? Ils paient bien. De l'argent bien propre, bien net. C'est la seule chose à faire. La seule chose à faire. » La mère resta immobile un moment, puis se mit à sangloter doucement. Essuyant ses larmes d'un revers de main, elle dit, la voix vacillante : « Oui, la seule chose à faire. On a plus d'autre choix, sinon crever de faim. » « Demain soir, dit le père. Je leur dirai qu'on ne peut plus les nourrir, c'est la vérité, et qu'ils faut qu'ils aillent un moment chez un cousin. Je reviendrai seul, avec l'argent. » La petite Auriculaire, qui parlait peu mais savait écouter, était immobile dans son coin sombre, invisible. Plus tard, quand elle entendit le ronflement de ses parents, elle sortit. Dans la clairière qu’occupait la petite maison, à l'aide de la lumière de la lune, elle ramassa beaucoup de petits cailloux blancs, qu'elle nettoya dans une flaque d'eau, pour qu'ils soient bien brillants. Puis elle retourna se blottir dans sa couverture, et eut beaucoup de mal à s'endormir.

    Le lendemain, le père rentra à la maison beaucoup plus tôt que d'habitude. Il dit à ses enfants : « Mes petits, vous savez que depuis trop longtemps nos assiettes sont presque vides à chaque repas. Cela ne peut continuer ainsi. Ce soir, je vous amène chez un cousin. Il s'occupera de vous le temps que notre situation s'améliore. » Tous furent très tristes, la petite Auriculaire en particulier, mais pour d'autres raisons que ses frères. La mère pleura beaucoup, alors son aîné lui dit : « Ne t'inquiète pas maman, non reviendrons bientôt ! » Elle pleura encore plus.

    Le père guida ses enfants dans la forêt, dans des endroits qu'ils ne connaissaient pas. Pendant tout ce temps, la petite Auriculaire laissa derrière elle une file de petits cailloux blancs, discrets mais clairement visibles. Le soir était presque venu quand la petite troupe atteignit une clairière. « C'est ici que l'on doit retrouver mon cousin », dit le père. En effet, quelqu'un sortit de forêt tout près d'eux, mais ce n'était pas le cousin du père, c'était un ogre. Il était gigantesque et contemplait les enfants avec un grand sourire. Ceux-ci étaient tellement paralysés par la peur qu'ils ne firent pas un geste pendant que l'ogre les enfourna un par un dans un sac énorme qu'il passa par dessus son épaule. L'ogre fit retentir un puissant rire gras, et par un trou dans la toile du sac, la petite Auriculaire le vit donner à son père une bourse bien pleine. Sans un regard en arrière, le père s'enfuit d'un pas pressé. La petite Auriculaire vit aussi le reflet blanc de ses petits cailloux, désormais inutiles.

    L'ogre marcha longtemps avec son fardeau puis arriva à la maison qu'il partageait avec ses deux frères. Ensemble, les trois ogres enfermèrent les enfants dans la cave, non sans en avoir gardé un pour le dîner. Les survivants se lamentèrent : « Oh non, les ogres vont manger notre frère ! Et puis ce sera notre tour ! Ils vont tous nous manger ! Nous allons mourir dévorés, découpés en morceaux ! » Ils pleurèrent pendant fort longtemps, puis l’aîné eut une idée : « Auriculaire, tu vois ce soupirail là-haut ? Tu es si mince et si frêle que si l'on t'aide à l'atteindre, tu pourras passer entre les barreaux ! » Et tous reprirent en cœur : « Oui, cela fonctionnera ! Aide nous, Auriculaire, aide nous ! Tu dois nous sauver ! Tu dois trouver la clé de la cave et nous sortir de là ! » Et ce fut fait, la petite Auriculaire passa entre les barreaux en se tortillant et se retrouva dehors, seule dans la nuit.

    S'approchant d'une fenêtre, elle vit les trois ogres s’affairer dans la cuisine. Ils tenaient son frère malchanceux, mais ne l'avaient pas encore tué. Ils avaient arraché ses vêtements et s'amusaient avec lui comme un chat avec une souris. La petite Auriculaire détourna rapidement le regard, mais elle avait eu le temps d'apercevoir la clé de la cave, accrochée au cou de l'un des ogres. Elle fut envahie par la terreur. Que pouvait faire une petite fille seule et terrifiée contre trois ogres ? Il lui semblait absolument impossible de mettre la main sur cette clé sans se faire attraper. Et que devait-elle à ses frères ? Depuis toujours ils la traitaient en paria, ils se moquaient d'elle, l'obligeaient à dormir par terre, et la frappaient. Et soudain, quand ils avaient besoin d'elle, ils la suppliaient et l'imploraient ? D'un coup, la petite Auriculaire se mit à courir dans la forêt. Elle espérait retrouver ses cailloux blancs, et rentrer à la maison, loin des ogres. Elle courut, courut et courut encore. Elle ne retrouva pas ses cailloux et, accablée par la fatigue, elle s'endormit contre un arbre.

    Le froid la réveilla. La petite fille, seule dans la forêt, était terrifiée. Une partie de la lumière de la lune traversait les branchages, mais cela ne faisait que donner vie à la végétation. Chaque buisson agité par le vent et chaque rongeur furtif semblaient pour la petite Auriculaire révéler la présence d'un loup affamé ou d'un ogre en furie, avide de retrouver sa proie… Elle avait entendu dire que les ogres possédaient des pouvoirs magiques leur permettant d'attraper facilement les enfants insouciants. Soudain, elle entendit des bruissements qui ne pouvaient être ceux du vent. C'était certainement une grosse créature. Un ogre ! La petite Auriculaire se roula en boule contre son arbre, comme elle le faisait dans son petit coin dans la maison de ses parents, souvenir qui semblait déjà très ancien. Mais les bruits de mouvement se rapprochaient, de plus en plus près, jusqu'à s’arrêter juste à coté d'elle. Une main se posa sur son épaule et une voix douce dit : « N'aie pas peur, petite fille. » La petite Auriculaire ouvrit les yeux et distingua une silhouette féminine accroupie à coté d'elle, un sourire calme sur les lèvres. « Une fée ! Vous êtes une fée ! » La femme rit. « Vraiment, quelle imagination ont les enfants ! Mais dis-moi petite fille, n'as tu pas faim et soif ? » Maintenant que l'idée lui traversait l'esprit, la petite Auriculaire sentit sa gorge la brûler. « Oui c'est vrai, j'ai très faim et très soif ! » Et tout d'un coup, elle sentit quelque chose de mou lui tomber sur la tête. Une grosse grappe de raisin bien juteux ! Commençant à les croquer un par un, elle dit à l'inconnue : « Je savais bien que vous êtes une fée ! Vous avez fait apparaître des raisins pour moi. C'est très gentil. Merci ! » « Ces raisins ont du tomber d'une vigne sauvage, dit la femme en riant. Un fée ! Quelle drôle d'idée. Mais que fait une petite fille comme toi seule la forêt ? » La petite Auriculaire lui raconta toutes ses aventures. Soudain submergée par l'émotion, elle dit en sanglotant : « Mes parents nous ont vendu à des ogres… Je voudrais qu'ils meurent pour ce qu'ils ont fait ! » L'inconnue la prit dans ses bras, et elles restèrent un moment toutes les deux enlacées, jusqu'à ce que l'enfant épuise ses larmes. « Viens avec moi, dit la femme, je t'apprendrai à vivre. » La petite Auriculaire se leva. Le chagrin commençait doucement à disparaître. « D'accord madame la fée ! »

    Plus personne ne revit jamais la petite Auriculaire, mais nos lecteurs auront raison s'ils supposent qu'elle ne fut point malheureuse. En revanche, ses parents connurent un destin différent. Après la disparition de leurs enfants, des rumeurs commencèrent à circuler dans le voisinage. On disait que le père n'avait aucun cousin, alors à qui avait-il confié les petits ? Leur rythme de vie aussi suscitait de vives discussions. Comment pouvaient-ils tout d'un coup se permettre d'acheter tant de viande et d'alcool ? Il est vrai que le père et la mère tentaient de noyer leur culpabilité dans le vin, mais cela ne leur réussit pas. Un matin, ayant jeté un regard curieux par une fenêtre de leur petite maison, un passant lâcha un cri et courut chercher le plus de monde possible. La foule ainsi rassemblée découvrit dans la maison, au milieu de restes de côtes de porcs et de bouteilles vides, les corps sans vie du couple. Ils avaient été égorgés, probablement pendant leur ivresse. Et l'on eut beau fouiller, on ne retrouva pas une seule pièce dans la maison. Voilà ce qui arrive quand on vit en mauvais chrétien, dit la foule, voilà ce qui arrive quand on vend ses enfants au diable. Chacun se régala du spectacle de la mort puis retourna à ses occupations et pensa à autre chose. Mais pas le fossoyeur qui, on le comprend, pesta et jura plus longtemps que les autres.


MORALITÉ

On ne s'afflige point d'avoir beaucoup d'enfants,
Tant que l'on a du pain à se mettre sous la dent.
Il se peut même que par inadvertance,
On pense que l'un d'eux soit sans importance.
Mais quand viennent la disette et la famine,
Et que soudain sont dans l'air crime et rapine,
Il ne faut pas s'attendre à se faire aider
Par celui qui fut longtemps rejeté et maltraité.