vendredi 27 janvier 2017

La plaisanterie - Milan Kundera


La plaisanterie - Milan Kundera

La plaisanterie, c'est une lettre envoyée par Ludvik. Alors que la Tchécoslovaquie est gouvernée par les communistes, Ludvik est lui-même un membre du parti. Étudiant, il semble promis à un bel avenir. Mais un jour, pour choquer une amie, il écrit quelques lignes compromettantes. Sa lettre est lue par la police de la pensée locale, et tout son entourage se retourne contre lui. Pour si peu de choses, il est exclu du parti, exclu de l'université, et condamné à rejoindre les noirs, les prisonniers politiques. Cette scène du jugement est récurrente dans le roman. C'est le basculement de la vie de Ludvik, dont il ne remettra jamais. Depuis, il n'a plus confiance en personne : il voit chacun comme un potentiel ex-ami levant le bras avec les autres pour le condamner au moindre faux pas.

Bien des années plus tard, quand quand l’enthousiasme public envers le communisme est retombé, Ludvik revient dans sa ville natale pour accomplir un plan de vengeance. Plan qui, bien sur, ne se passera pas comme prévu. Autour de lui gravitent quelques autres personnages. Helena, et ses phrases longues comme des paragraphes. Jaroslav, passionné par les vieilles traditions folkloriques qui s’effritent lentement mais surement. Kostka, qui par sa foi et son désir de simplicité, de vie agricole, m'a fait penser à Tolstoï, ou du moins à son alter-égo qu'est Lévine dans Anna Karénine.

La plaisanterie est absolument passionnant d'un point de vue historique et politique. La montée du communisme, la croyance d'une partie de la jeunesse en cette idéologie, les épreuves traversées par les dissidents imaginaires et, ensuite, la longue chute de cette croyance sont peints plus qu'habilement. Mais comme le dit Kundera lui-même dans la postface, à propos de l'inévitable oubli par les hommes de leur passé, « grâce à cet oubli, paradoxalement, La plaisanterie va pouvoir redevenir ce qu'il a toujours voulu être : roman et rien que roman. » Et en tant que roman, et bien, sans surprise, c'est brillant. L'écriture de Kundera, la valse légère de ses personnage, c'est beau.

460 pages, 1965, Folio

jeudi 19 janvier 2017

Extinctions, du dinosaure à l'homme - Charles Frankel


Extinctions, du dinosaure à l'homme - Charles Frankel

Un chouette bouquin de vulgarisation scientifique. L'auteur décide de voir large, en dressant le portrait des extinctions massives parsemant l'histoire de la Terre, en se concentrant la plus fameuse, celle des dinosaures, et en explorant la sixième extinction, causée par l'homme. C'est dense, et Frankel a la bonne idée de s'intéresser aussi aux débats secouant le monde scientifique. Je vais simplement prendre en note, un peu en vrac, quelques faits et nombres particulièrement frappants.

Pour commencer, il faut bien réaliser que notre connaissance actuelle du vivant est assez limitée : pas moins de 15000 à 20000 nouvelles espèces sont chaque année ajoutée au catalogue par les chercheurs. Ainsi, au même rythme, il faudrait encore deux ou trois siècles pour faire connaissance avec toutes les espèces.

L'hypothèse aujourd'hui acceptée de la disparition des dinosaures pour cause d'impact d'un astéroïde large de 10km ne date en fait que de 1980, ce qui est étonnamment récent. La découverte officielle dans la péninsule de Yucatán du cratère ne date quand à elle que de 1991. Encore aujourd'hui on entend parfois que cette extinction serait aussi due à de massives éruptions volcaniques. L'auteur massacre consciencieusement cette hypothèse et ses quelques propagateurs.

Un petit mammifère ayant survécu aux dinosaures, le Purgatorius, serait potentiellement notre ancêtre. Et il est très mignon. Ont également survécu aux dinosaures les oiseaux, et il est un peu oublié que ces derniers, leurs prédateurs disparus, ont eu une période de gloire, la Terre étant pendant un moment dominée par des oiseaux géants de trois mètres de hauts.

Une fois l'homme en marche, il extermine rapidement toute une mégafaune. Ces à dire des animaux de grande taille, incapables de se cacher, et pas assez nombreux pour se remettre des pertes occasionnées par le nouveau prédateur qu'est l'homme. Le mammouth est le plus connu, mais il y en a eu plein d'autres. C'est l'occasion pour l'auteur de souligner l'idée suivante : il y a « une réticence à incriminer l'homme, parce que cela incommode notre conscience, et surtout parce que cela touche à notre modèle économique, à partir du moment où il faudrait se restreindre dans l'exploitation des ressources de la Terre, qu'elles soient animales, végétales ou minières. On comprend ainsi que toute thèse qui nie l'influence de l'homme sur la dégradation de son environnement trouve une certaine caisse de résonance et un appui tacite, médiatique et parfois même financier, auprès de certains groupes conservateurs. » (p140)

Dans les derniers siècles, les extinctions continuent. Beaucoup d'espèces d'animaux isolées dans des iles, habituées à vivre sans prédateurs et ne possédant pas de terrain de repli, se sont évanouies. C'est le cas du dodo. Mais le nombre ne sauve pas toujours une espèce. Le pigeon migrateur des États-Unis, bien que comptant des milliards d'individus, s'est totalement évanoui entre 1856 et 1914, suite à la chasse massive dont il a souffert. Les espèces étant habituées au nombre peuvent voir leurs habitudes de reproduction totalement détruite par une baisse massive de leurs effectifs.

« Selon les chercheurs, si l'on prend en compte l'ensemble des vertébrés terrestres - mammifères et oiseaux, reptiles et amphibiens -, les populations ont chuté en moyenne de 25% depuis 1975. » (p185) La disparition des espèces prend d'autant plus d'importance avec la notion d’espèces clefs de voûte. Comme leur nom l'indique, de ces espèces dépendent beaucoup d'autres. On pense aux abeilles, qui pollinisent les plantes. Mais c'est le cas aussi pour les éléphants, qui régulent l'avancée des forêts en les dévorant, créent des couloirs coupe-feu, ou encore, pour les éléphants de forêt, qui répandent des graines via leur crottin. Les hippopotames font le même genre de chose, mais dans l'eau : ils créent des canaux permettant aux autres espèces de se déplacer et leurs déjections nourrissent les poissons.

« En un demi-siècle, la population de la morue a été divisée par 200 : il ne reste plus que 0.5% du stock de l'époque.» (p190) Les chiffres pour la forêt amazonienne ne sont pas non plus très encourageants : « Pour l'instant, donc, avec 15% de forêt dévastée, il est à craindre que 3% à 5% des espèces amazoniennes soient déjà condamnées, soit 1200 à 2000 des 40000 plantes recensées ... » (p197) Sur les 80000 espèces (c'est à dire une petite minorité de l'ensemble des espèces) surveillées par l'UICN, l’union internationale pour la conservation de la nature, 23250 sont menacées, soit 30%. Si les choses continuent dans le même genre, « les trois quarts des espèces d'amphibiens auront disparu en l'espace de 900 ans, les trois quarts des mammifères en 1500 ans, et les trois quarts des oiseaux en 2250 ans environ. » (p209) Et ça, c'est l'hypothèse positive. Il est possible qu'il ne faille que quelques centaines d'années pour exterminer 75% des espèces, comme l’astéroïde du Yucatán.

L'auteur revient ensuite sur le réchauffement climatique, rappelant que 2014 étant l'année la plus chaude de l'histoire, pour n’être remplacée que par 2015. Et ce n'est pas dans le livre, mais 2016 a encore battu les records. Bref, c'est une hausse certaine de plusieurs degrés d'ici la fin du siècle, accompagnée de nombre de conséquences indésirables, notamment un accroissement des risques pour les espèces animales. La sécheresse menace aussi l'Amazonie, risquant de l'entrainer dans un  cercle vicieux potentiellement fatal. L'auteur évoque aussi diverses pistes pour s'en sortir, en faisant le choix du pragmatisme. C'est à dire qu'il pointe le fait que la protection de l’environnement est bonne pour l'économie humaine, quitte à rester dans une logique d'exploitation du règne animal. Pour finir, il fait un petit tour par quelques hypothèses bien connues de la science-fiction pour imaginer l'avenir.

300 pages, 2016, Seuil

lundi 16 janvier 2017

Les particules élémentaires - Michel Houellebecq


Les particules élémentaires - Michel Houellebecq

En lisant Extension du domaine de la lutte, je me disais qu'en effet, c'est pas mal, mais si Houellebecq est si reconnu, ce devait être pour des romans plus aboutis. Pressentiment absolument confirmé par Les particules élémentaires. Il y a entre les deux personnages principaux une dynamique qu'on trouvait déjà dans Extension du domaine de la lutte, et qui cette fois me rappelle Hermann Hesse, et plus particulièrement Narcisse et Goldmund. Comme dans le roman de Hesse, les deux personnages symbolisent deux parties de l'humain. Michel, c'est l'esprit. Chercheur en biologie, il est enfoncé profondément dans sa vie intérieure, et le reste, bof, ça ne le touche pas vraiment. Du coup, inévitablement, c'est l'autre personnage qui prend plus de place. Et qui se consume plus rapidement. Bruno, c'est le corps, le désir. Terriblement insatisfait sexuellement et affectivement (mais surtout sexuellement), il court après les femmes comme un moustique après le sang chaud. Et, étonnamment, après toute une vie de déboires, il semble trouver un peu de bonheur. Qui ne durera pas, bien sur. Le taux de suicide des personnages de ce livre est d'ailleurs incroyablement élevé. Bref, on a vraiment l'impression que Houellebecq utilise cette séparation en deux personnages pour parler de lui-même. Et ça fonctionne totalement, on n'a jamais l'impression d'une œuvre trop narcissique. Ces deux personnages, malheureux, font preuve d'une extrême rationalisation des choses. Par exemple, un demi-frère devient dans leur langage un "être larmoyant et détruit, lié à lui par une origine génétique à demi commune."

Ce qui est frappant, c'est la grande variété de tout cela. Non seulement on alterne entre les personnages de façon non chronologique, mais je ne m'attendais pas à trouver des pages sur Julian et Aldous Huxley, sur des ex-new age devenus tueurs, le tout occasionnellement agrémenté de poèmes plus ou moins humoristiques. Et, à la fin, c'est carrément de la science-fiction.

Bon, le thème principal de ce roman, c'est donc la frustration sexuelle. Il est exprimé quelque part que c'est "une drôle d'idée de se reproduire, quand on n'aime pas la vie." Étonnamment, la fin du roman propose une solution à ce problème : une race de posthumains immortels et asexués. Il semble que l'immortalité de ces êtres ne soit tolérable que parce qu'ils sont asexués, et vu les 300 pages qui précèdent, cette idée ne sort pas de nulle part. C'est étrange, tout ce malheur autour de la sexualité. Quoi qu'il en soit, Les particules élémentaires m'a vraiment captivé. C'est drôle, stimulant, et chargé d'une vision forte. Et sombre. Pour finir, cette analyse de l'acte d'écriture, probablement autobiographique, que je n'arrive pas à agrémenter d'un adjectif adéquat :

La première réaction d'un animal frustré est généralement d'essayer avec plus de force d'atteindre son but. Par exemple une poule affamé (Gallus domesticus), empêchée d'obtenir sa nourriture par une clôture en fil de fer, tentera avec des efforts de plus en plus frénétiques de passer au travers de cette clôture. Peu à peu, cependant, ce comportement sera remplacé par un autre, apparemment sans objet. Ainsi les pigeons (Columba livia) becquettent frénétiquement le sol lorsqu’ils ne peuvent obtenir la nourriture convoitée, alors même que ce sol ne comporte aucun objet comestible. Non seulement ils se livrent à ce becquetage indiscriminé, mais ils en viennent fréquemment à lisser leurs ailes ; un tel comportement hors de propos, fréquent dans les situations qui impliquent un frustration ou un conflit, est appelé activité de substitution. Début 1986, peu après avoir atteint l'âge de trente ans, Bruno commença à écrire.

317 pages, 1998, j'ai lu

jeudi 12 janvier 2017

Le meilleur des mondes - Aldous Huxley


Le meilleur des mondes - Aldous Huxley

Pour explorer son Brave New World, Huxley fait le choix de suivre plusieurs types de personnages. Tout d'abord, il y a l'immense majorité de la population : les adaptés. Henry Foster, Lenina et quelques autres. A l'aise dans leur univers comme des poissons dans l'eau, ils répètent avec conviction les sentences apprises pendant leur conditionnement enfantin, leur éducation. Nés dans une classe, qu'ils soient Béta, Delta ou Epsilon, ils en sont satisfaits. « Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. » Leurs capacités intellectuelles, savamment choisies pendant leur conception dans des tubes à essais, sont juste celles qui leur convient. Ils se réjouissent de pouvoir câliner qui ils veulent, d'aller au cinéma, de participer à des orgies parodiant les cérémonies religieuses et de pratiquer divers jeux conçus pour stimuler la consommation. Et si par malheur ils se sentaient mal, le soma, la drogue ultime, est là pour les consoler. Mais ce n'est pas avec de tels personnages qu'Huxley va créer de la tension, non, pour cela, il faut des inadaptés. Ils représentent une toute petite minorité, mais une minorité sans laquelle il ne se passerait pas grand chose. Bernard est inadapté parce qu'il est un peu déficient physiquement. Il en veut au monde, mais pour peu qu'il traverse une phase de succès, pour peu que les femmes soient attirées par sa gloire, le voilà réconcilié avec la société. Helmholtz, lui, est inadapté car il ressent une insatisfaction profonde : le goût pour l'art. Or, dans le meilleur des mondes, l'art est un danger. Stimulant la pensée et les passions, elle est facteur du plus grand ennemi de l'ordre social : l'instabilité. Vient ensuite l'inadapté ultime : le Sauvage. Enfant du meilleur des mondes qui a grandi dans un coin de la planète conservé comme réserve naturelle, avec des humains à l'ancienne, crasseux et superstitieux, il n'est à sa place dans aucun de ces deux environnements.

Ce qui est particulièrement marquant à propos du Meilleur des mondes, par rapport à la plupart des dystopies, c'est que cette société... n'est pas si mal. Personne n'y meurt de faim. Il n'y a pas de maladies. Pas de guerres. La sexualité est libre, les drogues sont légales. La plupart des gens sont sincèrement heureux. Et même celui qui est un dissident, qui n'a pas envie de coucher avec tout le monde ni de prendre son soma, qui rêve juste d'écrire des poèmes, le pire qui puisse lui arriver, c'est d’être déporté sur une île isolée mais confortable avec d'autres inadaptés. On a vu pire, comme répression. Le fait est que, pour une bonne partie de la population actuelle de notre petite planète, vivre dans le meilleur des mondes serait... désirable.

Alors pourquoi est-ce une dystopie ? Le manque de liberté ? C'est ce que prétend le sauvage. Il réclame le droit d’être malheureux. Mais lui-même a été conditionné. Il a grandi avec les œuvres intégrales de Shakespeare comme seule lecture, et en conséquence il est esclave de ses passions, ils se lamente face à la mort, il mélange la haine à l'amour parce que la femme qu'il désire est un peu trop entreprenante à son gout, il se flagelle sans fin par honte de ses pulsions naturelles. Il n'y a pas là plus de liberté. Et contrairement aux autres qui sont conscients de leur conditionnement, lui a l'air de se croire vrai, naturel.

Le meilleur des mondes est proche, très proche de nous. « On laissait fonctionner la télévision, tel un robinet ouvert, du matin jusqu'au soir. » Cette proximité est troublante. Le soma ? Les antidépresseurs, l'alcool, le cannabis, le sucre, youtube... L'histoire de l'humanité est très étroitement liée à celle des drogues. Puis l'on rentre dans une librairie et, enfin, on est rassuré de se sentir entouré du meilleur de l'esprit humain, qui par sa présence, par l’intérêt que lui portent encore les hommes, nous prouve que cette vision du futur reste inexacte. Et que, du coup, on a toujours la guerre.

« Il y avait une chose appelée Ciel ; ils consommaient néanmoins des quantités énormes d'alcool. Il y avait une chose appelée âme, et une chose appelée immortalité. Mais ils prenaient de la morphine et de la cocaïne...»

285 pages, 1932, pocket