mercredi 31 août 2016

L'Attrape-cœurs - J. D. Salinger


L'Attrape-cœurs - J. D. Salinger

Je ne savais rien de ce roman avant de le commencer, si ce n'est qu'il est très populaire aux USA et que ça parle d'un ado. Et cette édition a une quatrième de couverture complétement vide. Mystère, donc. Première chose chose qui choque : l'écriture. C'est sensé être écrit par un gamin de 16 ans. Donc, c'est très mal écrit. Je ne sais pas si c'est la traduction ou pas, mais il y a quelques trucs qui écorchent le regard. Le fait que la moitié des phrases soient ponctuées d'un « et tout » par exemple. Ou que « parce que » soit constamment remplacé par « bicause ». Sérieusement, bicause... Bon, on s'y fait plus ou moins, et ce style oral fait que le tout se lit très facilement. Deuxième chose qui marque : mais que c'est glauque ! Holden, l'ado en question, s'est encore fait virer du lycée, et va errer quelques jours dans New York. Il n'aime rien ni personne, tous les gens qu'ils rencontre sont des abrutis, il va en boite, se bourre la gueule, drague des filles et voit une prostituée. Pas joyeux tout ça. On a l'impression qu'Holden essaie sincèrement de s'intéresser à autrui, mais que toutes ses tentatives sont vouées à l'échec. Bon, c'est de sa faute aussi, il est un peu con parfois. Il faut reconnaitre que Salinger parle assez bien de l'adolescence. Ce jeune homme complètement paumé, on le comprend. La principale relation épanouissante qu'il a, c'est avec son adorable petite sœur. Salinger rend avec merveille ce soulagement qu'Holden ressent en se trouvant en présence de quelqu'un avec qui il peut parler vraiment, sincèrement, même si cette personne est encore moins expérimentée que lui. Juste le soulagement qu'apporte cette connexion intime et instinctive. A noter aussi, l'humour décalé et moqueur qui m'a souvent fait sourire. Dans l'ensemble, L'Attrape-cœurs m'a plutôt convaincu. Ce roman a, je crois, été très populaire dans les cours d'anglais aux USA, et ça m'a fait penser à une chose : c'est terriblement masculin. Je ne sais pas si cette pensée a un fond de vérité, mais il me semble qu'une bonne partie de la littérature tolérée par le système éducatif (et aussi une partie de la littérature en général) est très... masculine. Je veux dire, si j'étais une ado et que mes lectures lycéennes étaient essentiellement constituées de ce genre de points de vues masculins... et bien je ne sais pas du tout quel effet ça me ferait, parce que je ne peux pas l'expérimenter. Voilà voilà.

253 pages, 1951, pocket

samedi 27 août 2016

La rencontre amoureuse du solitaire dans Premier Amour de Beckett et Les Nuits blanches de Dostoïevski

Juste un papier écrit pour la fac qui, je crois, n'est pas trop mauvais, du coup je le stocke ici avant qu'il ne disparaisse quand mon pc rendra l’âme sans prévenir. Hop.

 
Portrait of V.K. Menk Ilya Repin
Ilya Repin - Portrait de V.K. Menk

    Les Nuits blanches, longue nouvelle de Dostoïevski publiée en 1848, et Premier Amour de Beckett, nouvelle publiée en 1970 mais écrite en 1946, sont séparées d'environ une centaine d'années. La distance qui sépare ces deux œuvres est aussi géographique et culturelle. Pourtant on y trouve des ressemblances assez frappantes aussi bien dans leur structure que dans leur personnage principal. Dans les deux cas il est aussi le narrateur, et c'est un homme solitaire fuyant les préoccupations de ses pairs. Au cours de ses errances, il rencontre au bord d'un canal une femme avec qui il aura une esquisse de relation, un semblant de « premier amour ». En plus de cette structure narrative rapidement résumée, il y a un autre lien entre les deux œuvres. Le titre « Premier Amour » a vraisemblablement été emprunté par Beckett à la nouvelle de Tourgueniev du même nom. Si cette nouvelle a en effet le même thème, sa structure est très différente. Cependant Tourgueniev et Dostoïevski étaient contemporains l'un de l'autre et, plus important, Les Nuits blanches s'ouvre sur une citation de Tourgueniev.
      Même sans pouvoir savoir avec certitude si Beckett a lu ou non Les Nuits blanches, on sait qu'il était familier de Dostoïevski, on peut donc supposer que les liens entre les deux nouvelles ne sont pas anodins. C'est d'autant plus probable quand on connaît le goût de Beckett pour les inspirations et références littéraires assez peu perceptibles. Quoi qu'il en soit, il est intéressant de se demander comment deux auteurs comme Dostoïevski et Beckett peuvent construire des œuvres répondant à leurs styles et préoccupations propres en ayant un point de départ commun. Premièrement, c'est la figure de l'homme solitaire s'excluant lui-même de la société qui va nous intéresser. Les deux auteurs mettent ensuite en scène deux rencontres amoureuses à la fois étonnamment semblables et tout à fait différentes. Ces rencontres mènent à deux visions de l'amour, et par extension de la vie humaine en général, où cette fois les visions de Beckett et Dostoïevski semblent se dissocier pour de bon.


•••


      Dans les deux nouvelles, la façon dont le personnage se désigne est en accord avec son caractère effacé et solitaire. On ne connaîtra le nom d'aucun des deux, ils resteront anonymes. Avoir un nom est utile dans les situations sociales, pour des raisons pratiques d'identification. Mais nos héros n'ayant pas, ou presque, de vie sociale, un nom est pour eux un outil superflu, inutile. On a droit dans les deux cas à un « je » anonyme. Le lecteur n'a de toutes façons pas besoin d'un nom pour identifier le narrateur du récit. Pourtant chez Dostoïevski, à défaut d'un nom, on aura un surnom. C'est le narrateur qui se le donne lui-même ; qui d'autre le pourrait puisqu'il ne connaît personne ? C'est à l'occasion de la rencontre avec le seul autre véritable personnage de la nouvelle, la jeune femme Nastenka. On remarque d'ailleurs que le narrateur ne songe à demander son nom à l'inconnue qu'à leur seconde rencontre, soulignant ainsi le coté superflu de ce système de désignation pour les êtres aussi solitaires que lui. Peu importe son nom puisqu’elle est la seule jeune femme qu'il connaît. Donc, quand il commence à parler de lui, le narrateur se désigne ainsi : « je suis un rêveur ». Et tout le long du récit son identité restera celle-ci, il se désignera lui-même comme « le rêveur ». Ce surnom est finalement bien plus utile et approprié qu'un nom classique car il nous apprend le caractère du personnage qu'il désigne. L'isolement social permet au narrateur de subvertir le coté arbitraire des noms pour faire de celui qu'il se choisit un reflet de son caractère. L'effacement de l'identité sociale est donc déjà bien avancée chez Dostoïevski, mais elle est comme on peut s'y attendre en connaissant l'auteur encore plus frappante chez Beckett. Le narrateur et personnage principal n'a cette fois ni nom ni aucune désignation particulière pendant tout le récit. Il restera du début à la fin un simple « je ». C'est d'autant plus significatif quand on sait que Becket aime dans un bon nombre de ses œuvres donner à ses personnages des noms formés à base de jeux de mots. Si celui-ci n'a pas de nom, c'est que même pour un personnage beckettien il est particulièrement isolé socialement. Comme on peut supposer que le narrateur comme son créateur est d'origine irlandaise, on l’appellera pour des raisons pratiques « l'irlandais ».
      Ces deux personnages, bien que très proches par leur isolement, ont néanmoins des tournures d'esprit très différentes. Cette opposition est perceptible dès les premières lignes de leurs confessions respectives. Le rêveur commence par nous parler de l'une de ses nuits d'errance solitaire, mais il le fait d'une façon positive, pleine de vie :

C'était une nuit merveilleuse, une de ces nuits comme il n'en peut exister que quand nous sommes jeunes, ami lecteur. Le ciel était si étoilé, un ciel si lumineux, qu'à lever les yeux vers lui on devait malgré soi se demander : se peut-il que sous un pareil ciel vivent des hommes irrités et capricieux ? Cela aussi c'est une question jeune, ami lecteur, très jeune... mais puisse le Seigneur vous l'inspirer souvent !

Le rêveur n'est pas à première vue triste de sa situation. Dans ce premier paragraphe le narrateur insiste sur une impression d’émerveillement enfantin, en quelques lignes on trouve trois fois le mot « jeune ». En effet on comprendra à la fin du récit que le narrateur raconte cette histoire quinze ans après les événements. Il ne semble pas éprouver de regret, mais plutôt une certaine tendresse pour le jeune homme qu'il était. La nuit est « merveilleuse », le ton positif est posé dès les premiers mots, mais est nuancé juste après par une touche de mélancolie. La personne plus âgée qui écrit ces lignes sait que ce merveilleux ne durera pas toute la vie. On trouve aussi deux fois l'interpellation « ami lecteur ». Encore une fois, c'est une formule pleine de positivisme, invitant à la confiance et à la complicité. Le seul élément négatif, les « hommes irrités et capricieux », est évoqué « malgré soi », à contrecœur. Les éléments négatifs du monde, et donc du récit, ne semblent donc pas être inhérents au personnage, mais venir de l'extérieur. Le paragraphe se conclut sur la mention du « Seigneur » qui semble vouloir nous rappeler l'importance de la morale chrétienne dans l’œuvre de Dostoïevski qui, si elle n'est pas évidente dans Les Nuits blanches, ne sera pas à négliger.
      Quand ensuite on s'intéresse à Premier Amour, les impressions initiales sont bien différentes. Le premier paragraphe est extrêmement court, ce qui semble être un signe évoquant le vide intérieur du personnage :

J'associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père. Qu'il existe d'autres liens, sur d'autres plans, entre ces deux affaires, c'est possible. Il m'est déjà difficile de dire ce que je crois savoir.

La première chose marquante est l'association de l'idée de mariage, rituel généralement symbole de vie, avec « la mort de mon père ». Que peuvent avoir à faire ensemble un mariage et un décès ? Le but semble être de dévaloriser l'idée de mariage, de lui enlever sa dimension sacrée. Ensuite ces deux événements sont qualifiés d' « affaires ». Le mot pourrait convenir pour désigner pudiquement le décès mais a une connotation bien trop neutre voir négative pour référer au mariage, sauf bien sur si le but est justement de désenchanter l'idée de mariage. Ainsi dès les premières phrases sont opposées les idées de mort et de vie, et c'est la mort qui prend le dessus grâce aux jeux de langage. L'autre élément essentiel de ce paragraphe est la notion d'incertitude. L'irlandais s'exprime « à tort ou à raison », il est « possible » qu'il y ait d'autres liens, c'est « difficile à dire ». Et pour bien insister, il indique qu'il ne sait rien mais qu'il « croit savoir ». Cela ressemble à un exploit de mettre autant d'incertitude en si peu de phrases. Ainsi dès le début de chacune des deux nouvelles, le ton est posé. Chez Dostoïevski, il reste pour le solitaire un espoir, une capacité à jouir de la beauté du monde. Chez Beckett, il n'y a que mort et oubli.
      Au delà de ces impressions initiales, on comprend au fil de leurs confessions que ces deux personnages partagent ce qui ressemble à une profonde anxiété sociale. Le rêveur vit dans une intense solitude, il ne semble avoir aucun contact humain à part avec sa bonne Matriona. Mais toute communication avec elle est impossible : « elle se borna à me regarder étonnée et s'en retourna sans répondre un seul mot ». Il en est même réduit à se lier d'amitié avec des maisons. Il leur imagine une personnalité, les salut, leur parle :

Quand je me promène, chacune a l'air de courir à ma rencontre dans la rue : elle me regarde de toutes ses fenêtres et me dit, ou tout comme : « Bonjour, comment allez-vous ? Moi je vais bien, Dieu merci ! Au mois de mai on va m'ajouter un étage ».

Ces épisodes contribuent à construire sa personnalité de rêveur. Il n'est pas fou, il sait très bien qu'il ne parle pas vraiment aux maisons, mais c'est pour lui un délice de l'imagination. On constate de plus que cette solitude n'est pas totalement négative : faute de parler à des humains, il parle à des maisons. Et elles sont sympathiques, agréables, peut-être plus que bien des humains. Quand aux hommes, s'il ne s'aventure pas jusqu'à leur adresser la parole, il est loin d'exclure tout contact avec eux. Un passage en particulier met en scène de façon particulièrement touchante ce lien ténu mais intense. Le rêveur croise régulièrement un autre marcheur :

Voilà pourquoi nous sommes parfois à deux doigts de nous saluer, surtout quand nous sommes tout deux de bonne humeur. Dernièrement, comme nous ne nous étions pas vus de deux jours entiers, le troisième, en nous rencontrant, nous portions déjà la main à nos chapeau, quand par bonheur nous reprîmes à temps nos esprits, abaissâmes le bras et passâmes avec sympathie l'un à coté de l'autre.

Malgré l'extrême isolement social, il y a pour le rêveur la possibilité d'une forme de contact humain : la fraternité des flâneurs. Ces hommes seuls, cachés, à la nature sensible, appartiennent donc à un groupe flou et indistinct. La ville est le terrain de jeu du flâneur, qui préfère être spectateur plutôt qu'acteur, et le rêveur ne déroge pas à la règle. Mais quand les hommes plus intégrés socialement décident d'aller passer les beaux jours à la campagne, Saint-Pétersbourg se vide, perdant ainsi son essence vitale qui permettait au flâneur de compenser sa solitude, et celui-ci ressent un manque : « Soudain il m'apparut que j'étais seul, abandonné de tous, et que tout le monde s'écartait de moi ». Ne pouvant plus grappiller assez de chaleur humaine dans les rues, le rêveur panique, et la vérité de sa situation lui apparaît : « J'ai été pris de peur à me trouver seul, et trois jours plein j'ai erré par la ville dans un ennui profond, sans rien comprendre à ce qui m'arrivait ». Cette fois l'illusion de la beauté du monde semble doucement s'évanouir et le rêveur découvre « l'ennui profond ». Malgré la vivacité de son imagination il a besoin des autres humains pour atteindre une forme de calme, ne serait-ce que pour pouvoir peupler ses rêves. Mais il a l'air de rester aveugle à ces faits et c'est ce qui le rapproche du personnage de Beckett : cette impuissance à savoir, cette condamnation à ne « rien comprendre ».
      L'irlandais est un personnage beaucoup moins torturé. Le rêveur est une personnalité extrême parce qu'il est déchiré entre deux extrémités : l'insurmontable désir de solitude et l'inavouable et irréalisable désir de contact humain. L'irlandais est extrême dans un seul sens : il s'enfonce dans la solitude, l'indifférence et le vide. Lui n'erre pas dans une ville, observant les vivants, mais dans un cimetière, se moquant des morts :

Oui, comme lieu de promenade, quand on est obligé de sortir, laissez moi les cimetières et allez vous promener, vous, dans les jardins publics, ou à la campagne. Mon sandwich, ma banane, je les mange avec plus d’appétit assis sur une tombe, et si l'envie de pisser me prend, et elle me prend souvent, j'ai le choix. Ou j'erre les mains derrière le dos parmi les pierres, les droites, les plates, les penchées, et je butine les inscriptions. Elles ne m'ont jamais déçu, les inscriptions, il y en a toujours trois ou quatre d'une telle drôlerie que je dois m'agripper à la croix, à la stèle, ou à l'ange, pour ne pas tomber.

Il semble donc préférer la compagnie des morts. Et encore, c'est quand il est «  obligé de sortir ». Il préfère habituellement rester enfermé dans sa chambre, sous ses couvertures, voir affalé sur un banc public dans les moments où il n'a pas de toit sous lequel se réfugier. C'est une différence majeure avec le rêveur qui passe ses journée à se balader. Mais on pourrait objecter que le rêveur ne sort pas de son plein gré, qu'il y est « obligé » par la solitude et l'ennui. Ainsi l'irlandais serait une version plus honnête, plus consciente d'elle même, du héros de Dostoïevski. Plutôt que d'essayer de combler sa vacuité par de vaines errances, il l’embrasse sous ses draps, et si jamais il doit sortir, il va se la rappeler chez les morts. Contrairement au rêveur qui apostrophait le lecteur en tant qu' « ami », créant ainsi une proximité avec lui, l'irlandais nous invite à aller voir ailleurs et à le laisser tranquille. On pourrait même penser que cet encouragement à aller se balader « à la campagne » s'adresse au rêveur lui-même. Celui-ci va en effet gambader « entre des champs ensemencés et des prés », c'est comme si le personnage de Beckett le rejetait personnellement en plus de rejeter les autres hommes en général. Avec la mention du repas et le fait qu'il « mange avec plus d’appétit assis sur une tombe » on a une nouvelle fois l'association d'un rituel vital et de la mort. La nourriture pourrait être un réconfort pour le solitaire, mais il choisit se s'en servir pour se remettre en mémoire le caractère fragile et mortel du corps. Cette idée est renforcée par l'humour scatologique qui suit. Pisser sur une tombe et se moquer des épitaphes, c'est démystifier la mort, et rejeter toute l'importance donnée aux sépultures. Quand l'irlandais doit s'« agripper à la croix » pour ne pas tomber de rire, c'est une parodie de la puissance divine, dont les symboles sont tout juste bons à soutenir physiquement le blasphémateur. On est bien loin des évocation respectueuses du « Seigneur » qu'on trouve chez Dostoïevski.
      Contrairement au rêveur qui vit seul et ne fait aucune mention d'une éventuelle famille, l'irlandais parle de son père et de ce qui ressemble à un foyer. Ce sont son asociabilité et son absolue passivité qui ont conduit à son rejet :

Je leur dit, Gardez cet argent et laissez-moi continuer à vivre ici, dans ma chambre, comme du vivant de papa. J'ajoutai, Que Dieu ait son âme, dans l'espoir de leur faire plaisir. Mais ils n'ont pas voulu. […] Un jour, en revenant des w.-c., je trouvai la porte de ma chambre fermée à clef et mes affaires empilées devant la porte.

On constate que si l'irlandais désire rester dans le foyer que l'on suppose familial, ce n'est absolument pas par attachement humain mais par pur sens pratique : il est plus facile de rester dans sa chambre et se faire apporter ses repas que de vivre dans la rue. Pour ce confort il est même prêt à la manipulation, la formule de deuil évoquant « Dieu » est en effet en parfaite contraction avec ses rapports à la religion que l'on a pu constater auparavant. Cela nous informe néanmoins sur la nature de sa famille : ce sont probablement des gens à peu près normaux comparés à lui. Ils ne font que rejeter activement celui qui les rejette passivement et qui finalement existe à peine, sinon comme un fardeau. L'irlandais réagit à cet abandon principalement pas un humour scatologique. Il ne ressent aucun trouble face au rejet, contrairement au rêveur qui en est profondément tourmenté :

Pourquoi, dites-moi, Nastenka, la conversation a-t-elle tant de mal à s'engager entre ces deux interlocuteurs ? Pourquoi aucun rire, aucun mot saillant ne surgit-il chez cet ami soudainement entré et intrigué qui en toute autre circonstance aime tant le rire, et les mots saillants, et les discours sur le beau sexe, et les autres sujets plaisants ? […] Pourquoi enfin le visiteur saisit-il son chapeau et s'en va-t-il rapidement, s'étant souvenu tout d'un coup d'une affaire absolument inévitable, qui n'a jamais existé (…) ?

Le rêveur lui aussi est donc presque incapable de se lier d'amitié avec qui que ce soit, incapable d'avoir une conversation normale sur des sujets normaux. Cependant il en a parfaitement conscience, chose sur laquelle l'irlandais ne s'attarde guère. Pour lui l’asociabilité semble aller de soi. Enfin le rêveur n'est absolument pas satisfait par cet état des choses. Il essaie, il invite une connaissance chez lui, il tente de communiquer, mais il échoue totalement et en souffre : « j'ai été ainsi bouleversé et éperdu pour toute la journée ». Le rêveur a en lui une profonde énergie vitale impossible à concrétiser, alors que l'irlandais semble n'avoir aucune potentialité.


•••


      Ces deux personnages vont quitter l'espace d'un instant leur profonde solitude grâce à leur rencontre avec une femme. La scène de la rencontre est un classique en littérature, et elle se produit le plus souvent dans un contexte social, chose impossible pour nos héros. Leur vie est une longue errance, une soudaine apparition dans un dîner ou une soirée ne serait pas conforme aux personnages. Les rencontres ont donc lieu dans la rue, dans un contexte étonnamment semblable. Chez Dostoïevski, le rêveur rentre chez lui après une énième journée d'errance :

Mon chemin passait par le quai du canal, où à cette heure on ne rencontre plus âme qui vive. […] Dans un coin, appuyée au parapet, se tenait une femme. Accoudée sur la grille, elle semblait regarder avec beaucoup d'attention l'eau trouble du canal. Elle avait un très joli petit chapeau jaune et une coquette mantille noire. […] J'avais perçu un sourd sanglot. Oui ! Je ne m'étais pas trompé : la jeune fille pleurait. Une minute plus tard, encore et encore un sanglot. O mon Dieu ! Mon cœur se serra. J'ai beau être timide avec les femmes, le cas est exceptionnel !...

La rencontre est parfaitement intégrée dans la routine du personnage. Premièrement, la vision d'un être seul, visiblement perdu dans ses pensées, ne peut que le toucher, par identification. Ensuite, la mention de l'attention que la jeune femme porte à l'eau du canal pourrait faire penser à une tentative de suicide. Qui sait si elle n'est pas sur le point de se jeter à l'eau ? La situation devient proche de l'un des nombreux songes qui sans doute hantent le rêveur : lui, jeune homme fougueux, sauvant une élégante jeune femme d'un moment de détresse. Malgré ce désir qui commence à germer la lui, la situation est encore trop ambiguë pour justifier le passage du songe à l'action. L'excuse est fournie opportunément par un poivrot venu importuner l'inconnue, il est donc dans les devoirs du jeune homme de prendre sa défense. Au delà du procédé narratif fort pratique, c'est une continuation de la réalisation d'un fantasme pour le rêveur. Le voilà devenu un vaillant chevalier volant au secours d'une princesse en détresse, avec son « excellente canne noueuse » en guise d'épée. Le rêveur est parfaitement conscient que c'est le hasard et non sa hardiesse qui lui a permis d'aborder la jeune femme : « O monsieur malvenu, comme je te bénissais à cet instant ! ». Le reste est cousu de fil blanc : dans un songe, la princesse toute tremblante se réfugierait dans les bras de son sauveur, elle tomberait amoureuse de sa bravoure, lui de sa beauté, puis ils se marieraient. Dans l'esprit du rêveur c'est ainsi que les choses vont continuer, mais la réalité ne se pliera pas à ses désirs. Chez Beckett les choses se passent sensiblement différemment :

Devant, à quelques mètres, le canal coulait, si les canaux coulent, moi je n'en sais rien, ce qui faisait que de ce coté là non plus je ne risquais pas d’être surpris. Et cependant elle me surprit. […] Faites-moi une place, dit-elle. Mon premier mouvement fut de m'en aller, mais la fatigue, et le fait que je ne savais pas où aller, m’empêchèrent de le suivre. Je ramenai donc un peu mes pieds sous moi et elle s'assit. Il ne se passa rien entre nous, ce soir là, et elle s'en alla bientôt, sans m'avoir adressé la parole.

Le premier lien entre les deux rencontres est le lieu : un espace public, au bord d'un canal. Le banc occupe à chaque fois une place centrale. Chez Beckett il est mentionné dès le début car c'est un élément important pour faire comprendre la passivité de l'irlandais. Contrairement à son homologue russe, il ne marche pas, il reste immobile. Chez Dostoïevski le banc est introduit un peu plus tard, quand les deux jeunes gens commencent à éprouver de l’intérêt l'un pour l'autre et savent qui vont avoir besoin de s’asseoir pour parler longtemps : « Regardez, il y a ici un banc, asseyons-nous... Personne ne passe par ici, personne ne nous entendra et ... ». Plus tard, le banc devient même « notre banc », symbole de la relation. On peut interpréter le traitement du banc par Beckett comme un nouveau désenchantement des symboles. Après tout, un banc est avant tout un objet où poser un corps fatigué, ce que l'irlandais fait à merveille. Autre lien entre les deux rencontres, la multiplicité des rendez-vous est présente dans les deux nouvelles. Dans Les Nuits blanches, le titre fait même directement référence à ces rencontres. En quelques jours, le rêveur et Nastenka vont passer ensemble quatre soirées. C'est pour le rêveur seulement que ce sont des nuits blanches, car l’excitation que lui procurent ces rencontres l'empêche de dormir. Toute l'action dure moins d'une semaine. En revanche, chez Beckett, le contact est loin d’être aussi immédiat. Le banc prêt du canal devient dans ce cas un lieu de rendez-vous informel, les deux futurs amants ne communiquant jamais assez pour prendre la décision de se revoir.
      Autre différence majeure, il y a entre les récits une inversion des dynamiques relationnelles. Dans Les Nuits blanches, c'est le rêveur qui prend l'initiative de la relation, c'est lui qui est le plus enthousiaste à l'idée de ce contact, mais c'est Nastenska qui est en position dominante. C'est elle qui met des limites au narrateur et finalement c'est elle qui décide de quand et comment la relation prend fin. Inversement, dans Premier Amour, l'irlandais est essentiellement passif. Il n'agit pas et c'est Lulu qui par son insistance finit par le conquérir, si l'on peut dire. C'est elle qui fournit le logement, c'est elle qui travaille. C'est donc elle qui est responsable de la relation, comme l'est le rêveur, et c'est l'irlandais qui met un terme à cette relation, comme le fait Nastenka. L'irlandais se contente de tolérer sa compagne : « Elle me dérangeait profondément, même absente ». C'est Lulu qui lui court après :

Quel intérêt pouvait-elle avoir à me poursuivre ainsi ? Je le lui demandai, sans m’asseoir, en allant et venant et en battant la semelle. Le froid avait bosselé le chemin. Elle me répondit qu'elle ne sait pas. Que pouvait-elle voir en moi ? Je la priai de le dire, si elle le pouvait. Elle me répondit qu'elle ne le pouvait pas.

Cet extrait met en avant le caractère inégalitaire de la relation. Le terme « poursuivre » est assez éloquent, d'autant plus que le temps est excessivement froid, il faut vraiment que Lulu soit très motivée pour venir voir un vagabond sur un banc exposé à toutes les intempéries. Le narrateur semble en avoir parfaitement conscience, les deux questions posées à Lulu étant comme des moyens de souligner la différence d’intérêt que les deux personnages éprouvent l'un pour l'autre. Lulu ne pourrait pas poser ce genre de question car l'irlandais n'a rien laissé transparaître d'une éventuelle réciprocité, bien qu'a ce stade du récit il ait informé le lecteur de ce qu'il appelle son « amour ». Dans Les Nuits blanches, le narrateur est au contraire tellement attiré par Nastenka que celle-ci doit le rappeler à l’ordre :

    Vous savez pourquoi je suis venue ? Bien sur, pas pour bavarder sottement comme hier. Voilà : il nous faut dorénavant nous conduire plus intelligemment. […] Il faut recommencer depuis le début, parce que, en conclusion de tout, j'ai décidé aujourd'hui que vous m’êtes encore parfaitement inconnu, que j'ai agi hier comme un enfant, comme une fillette (…).

Cette dimension de la relation souligne le coté extrême du rêveur : vivant dans une intense solitude, il est incapable de se contenir dès qu'il croise quelqu’un avec qui il se sent bien. Il n'a plus de barrières, le monde des rêves et le monde réel s’entremêlent. Il ne lui vient pas à l'idée de faire preuve de tact. Cette naïveté sentimentale le rend vulnérable : il affiche immédiatement son intérêt pour Nastenka, il n'y a plus aucun mystère, plus aucun jeu de séduction. Pour Nastenka, il est acquis et soumis, contrairement à l'autre homme qu'elle attend depuis un an et qui est entouré d'une aura de mystère : va-t-il revenir ? L'aime-t-il toujours ? L'a-t-il trahie ? Comme Lulu qui poursuit le vagabond, le rêveur poursuit Nastenka. Avec une telle dynamique relationnelle, l'échec semble dans les deux cas être la seule option possible.
      Cette tirade de Nastenka met également en avant le fait qu'elle n'est pas un simple accessoire dont le seul but est d'avoir un effet sur le narrateur. Si elle à certes une place mineure comparée à lui, elle est un personnage à part entière qui a droit à de nombreuses pages de développement. Elle passe beaucoup de temps à écouter le rêveur raconter sa vie, mais elle fait de même peu après. Une partie de la seconde nuit est ainsi accordée au récit de sa vie, et ce dernier est suffisamment important pour que Dostoïevski fasse comme si c'était un récit inséré en mettant en majuscule le titre « Récit de Nastenka », alors qu'il s'agit plutôt d'une simple continuation logique du dialogue entre les deux personnages. Si la jeune femme de dix-sept ans est plus raisonnable que le rêveur, voyons ce qui les rapproche. Nastenka semble être une héroïne de roman sentimental tout à fait classique. Jeune, élégante et vertueuse, elle a été maintenue isolée et enfermée contre sa volonté. Dans ce cas elle n'a pas été enfermée dans la haute tour d'un château mais littéralement attachée à sa grand-mère. Dans ce genre de situation, pour une jeune femme sans fortune, le principal espoir de libération est le mariage avec un homme. Natenska en est bien consciente et elle tente donc sa chance avec le seul homme qu'elle connaît qui ait respectueusement montré de l’intérêt pour elle :

Je fis un balluchon de toutes mes robes, de tout mon linge nécessaire, et ce balluchon en main, ni vive ni morte, je montai dans la mansarde trouver notre locataire. Je crois que j'ai mis une bonne heure à monter l'escalier. Quand j'ouvris sa porte, il poussa un cri en me voyant. Il me prenait pour un fantôme. Il courut me chercher de l'eau, car je tenais à peine debout. Mon cœur battait si fort que j'en avait mal à la tête, et j'en avait comme perdu la raison.

Toute la dynamique de ce passage consiste à faire coexister la volonté de liberté du personnage et sa vertu. En effet, s'il est noble et courageux de prendre des risques pour se délivrer d'une grand-mère possessive, il n'est pas très acceptable pour une jeune femme d'aller seule un soir dans la chambre d'un homme pour s'enfuir avec lui. Le balluchon est parfaitement symbolique de la solitude et de l'exil, c'est la preuve des intentions nobles de Natenska. Cela met aussi en avant sa naïveté : où croit-elle s'enfuir ainsi avec juste quelques robes ? Comme toujours chez Dostoïevski, les troubles de l'âme sont accompagnés de troubles physiques. Natenska n'est « ni vive ni morte », elle met un temps fou pour monter l'escalier, elle tient « à peine debout », elle a « mal à la tête »… Peu après elle se met à pleurer « comme une Madeleine ». Tout cela sert à montrer qu'elle n'est pas dans son état normal, elle a « comme perdu la raison », et ainsi sa vertu est sauve. Elle sait que ce qu'elle fait n'est pas très moral, elle en est terriblement confuse, c'est donc qu'elle est morale. Dostoïevski utilise le même procédé de façon un peu plus légère pour le locataire. Le fait qu'il pousse un cri et qu'il prenne Nastenka pour un fantôme est révélateur de la pureté de ses intentions : jamais il n'avait imaginé que la jeune femme puisse venir se faufiler dans sa chambre. Lulu, l’alter-ego beckettien de Nastenka, semble être une inversion de ce personnage. Tout d'abord, Lulu n'a a aucun moment dans le récit l'occasion de s'exprimer. C'est très révélateur de l’intérêt limité que lui porte le narrateur et du leur absence de communication. Le rêveur, en tant que narrateur lui aussi, aurait pu choisir de ne pas donner la parole à Nastenka. S'il le fait, c'est qu'il s'intéresse sincèrement à elle, à ce qu'elle est et à ce qu'elle dit. Lulu utilise sa voix principalement pour chanter, et on a là une forme de lien entre les deux personnages :

Je ne connaissais pas la chanson, je ne l'avais jamais entendue et je ne l'entendrais jamais plus. Je me rappelle seulement qu'il y étais question de citronniers, ou d'orangers, je ne sais plus lesquels, et pour moi c'est un succès, d'avoir retenu qu'il était question de citronniers ou d'orangers, car des autres chansons que j'ai entendues dans ma vie (…) je n'en ai rien retenu du tout, pas un mot, pas une note, ou si peu de mots, si peu de notes, que, que quoi, que rien, cette phrase a assez duré.

Le narrateur a donc un vague souvenir de la chanson de Lulu, c'est une amélioration par rapport à son absence totale de mémoire habituelle. Mais cette amélioration reste négative. Ce souvenir est très mauvais, juste un peu moins mauvais que d'habitude. Lulu n'est pas pour l'irlandais créatrice de positivité, elle permet juste un peu moins de négativité. Mais ce petit passage d'espoir est rapidement balayé par la fin de la phrase qui constitue un jeu de mots laissant l'impression que tout cela n'est qu'une vaste blague. Cette impression est renforcée par la perte de sens progressive de la phrase : «  que, que quoi, que rien ». Impossible de prendre au sérieux le début de la phrase quand la fin n'est qu'un jeu. Si Nastenka est un modèle de vertu, ce concept n'a pas sa place chez Beckett. Lulu est une prostituée : « Alors vous vivez de la prostitution ? dis-je . Nous vivons de la prostitution, dit-elle. Vous ne pourriez pas leur demander de faire un peu moins de bruit ? dis-je, comme si je croyais ce qu'elle venait de me dire ». L'irlandais, bien qu'habitant avec Lulu, ne connaissait pas son métier, c'est un énième signe indiscutable de l'absence de communication entre eux. Mais surtout, quand ils parlent, il ne la croit pas. On peut supposer qu'il ne pense pas particulièrement qu'elle mente, mais qu'il n'a juste aucun intérêt pour quoi que ce soit qui la concerne. Tout ce qui l'intéresse, c'est sa tranquillité. Quand l'irlandais emploie le mot « amour », on peut se demander si c'est vraiment le même mot que celui que l'on trouve dans Les Nuits blanches.


•••


      Se trouvant une étable abandonnée pour passer la saison froide, l'irlandais commence à ressentir un sentiment imprécis, chose inhabituelle pour lui. Cependant son amour est assez difficile à prendre au sérieux :

Oui, je l'aimais, c'est le nom que je donnais, que je donne hélas toujours, à ce que je faisais, à cette époque. Je n'avais pas de données là-dessus, n'ayant jamais aimé auparavant, mais j'avais entendu parler de la chose, naturellement, à la maison, à l'école, au bordel, à l'église, et j'avais lu des romans, en prose et en vers, sous la direction de mon tuteur, en anglais, en français, en italien, en allemand, où il en était fortement question.

La première phrase de ce passage est un aveu en apparence classique mais qui commence déjà à ne pas être tout à fait crédible. En effet, l'action d'aimer est-elle quelque chose que l'on fait ? Si l'on cherche à décrypter cette phrase, on penser à l'amour physique, ou du moins à l'amour à proximité de la personne aimée, mais l'irlandais est tout seul. Cela peut alors être l'amour tellement intense qu'il prend le pas sur toute autre chose, mais on ne peut imaginer ce personnage subir des accès de mélancolie, cela ne cadre pas avec tout le reste. La formulation étrange est ensuite en partie expliquée par un autre aveu, celui d'une ignorance complète sur le sujet, mais cette déclaration est plutôt créatrice de doutes. En effet, si le lecteur pouvait soupçonner le personnage d'employer le mot « amour » avec beaucoup de légèreté, il en a maintenant la confirmation. La longue liste des sources du modeste savoir du personnage ne fait que poursuivre la décrédibilisation du sentiment. Déjà, placer le « bordel » entre « l'école » et « l'église », c'est se moquer doublement de l'amour. Le bordel est l'élément le plus marquant : ce n'est certainement pas le meilleur endroit pour apprendre l'amour. Pourtant, l'école et l'église sont-ils de meilleurs endroits ? Si l'on était chez Dostoïevski, l'église le serait certainement, même si ses personnages ne s'en rendraient pas compte. Mais chez Beckett, on ne peut imaginer l'église autrement que comme un grand espace un peu trop froid pour vouloir y passer l'hiver. De plus, il y a du passage et des gens qui chantent en latin. Vraiment, on est mieux dans une étable abandonnée. Quand à l'école, c'est en parfaite opposition avec le personnage, puisqu'il semble poursuivre l'oubli de tout plutôt que l’acquisition de la connaissance. Après réflexion, le bordel semble donc parmi les trois le meilleur endroit pour apprendre l'amour. Au moins on y apprend l'amour physique, et ce n'est pas l'église qui pourra rivaliser. L'autre source de savoir sur l'amour, ce sont les livres. C'est aussi l'occasion d'en apprendre plus sur l'irlandais : non seulement il a eu un tuteur, mais il pouvait lire dans de nombreuses langues, qu'il a certainement oublié depuis, sauf pour d’occasionnelles références. Sa situation présente n'est donc pas le fruit du hasard, on peut supposer qu'il avait toutes les cartes en main pour au moins vivre décemment. Sa vie est donc soit un choix soit le résultat d'une nature innée impossible à changer. Quoi qu'il en soit, il y a quelque de comique à imaginer un tel personnage lire des livres d'amour approuvés par un tuteur. En effet, il n'y a rien de romanesque dans son attitude. On peut même le visualiser en train de lire une traduction des Nuits Blanches, récit probablement approuvé par un tuteur responsable pour sa description d'un amour chaste et d'un contre-exemple de personnage négatif, modèle à ne pas suivre. D'une certaine façon c'est réussi, le rêveur ne se conduirait certainement pas ainsi :

L'amour vous rend mauvais, c'est un fait certain. Mais de quel amour s'agissait-il, au juste ? De l'amour passion ? Je ne le crois pas. Car c'est bien l'amour passion le satyriaque n'est-ce pas ? Ou est-ce que je confond avec une autre variété ? Il y en a tellement, n'est-ce pas ? Toutes plus belles les unes que les autres, n'est-ce pas ? L'amour platonique, par exemple, en voilà un autre qui me revient à l'instant. C'est désintéressé. Peut-être que je l'aimais d'un amour platonique ? J'ai du mal à le croire. Est-ce que j'aurais tracé son nom sur de vielles merdes si je l'avais aimée d'un amour pur et désintéressé ? Et avec mon doigt par dessus le marché, que je suçais par la suite ?

      Ce passage est un régal de déconstruction du sentiment amoureux. La première phrase ne démystifie pas l'amour de façon très subtile, mais elle fait penser aux Nuits Blanches, où l'amour est plus intense et véritable, mais où justement il est moins intéressant. On ne peut douter de l'amour du rêveur, mais cet amour l'a-t-il rendu meilleur ? C'est très discutable. Ainsi quand le rêveur souffre du rejet de celle qu'il aime, « Oh ! Nastenka, Nastenka, qu'avez-vous fait de moi ! », cette souffrance ne le rendra pas meilleur. Il affirme à Nastenka que « toute la vie je garderai votre souvenir », mais ce n'est certainement pas la meilleur chose à faire. Par exemple on ne peut douter de l'amour du jeune Werther de Goethe (que l'irlandais a peut-être lu sous l'autorité de son tuteur), mais si cet amour pousse a quelque chose d'aussi négatif que le suicide, on ne peut qu'approuver l'irlandais quand il dit que l'amour rend mauvais. Le rêveur n'ira pas aussi loin, mais presque : « Aujourd'hui, la journée a été triste, pluvieuse, sans éclaircie, comme ma future vieillesse ». Il prévoit un malheur futur causé par cet amour malheureux. Où est la positivité de l'amour dans ces conditions ? Le sentiment douteux de l'irlandais est peut-être le plus constructif après tout. Il essaie ensuite de préciser ce sentiment, mais aucune des hypothèses ne retient son attention, éloignant encore la possibilité que ce qu'il ressent soit vraiment de l'amour au sens classique du terme. Il multiplie les questions rhétoriques au lecteur, ce qui crée un effet comique car il est peu probable que le lecteur puisse éprouver une impression d'identification. Cet effet culmine dans les deux dernières phrases, quand apparaît la bouse de vache. Il y a plusieurs effets comiques. Tout d'abord, le simple fait de formuler cette idée sous forme de question au lecteur. Ce dernier n'a probablement pas beaucoup d'expérience sur la question. Ensuite, associer le nom de la femme aimée à une bouse de vache. C'est une parodie d'un classique amoureux, du beau papier ou un tissu de luxe seraient plus appropriés. Troisième effet, le fait que la question porte sur « l'amour platonique » en particulier. C'est censé être un amour élevé, loin de tout ce qui est corporel. Or quoi de moins élevé et corporel qu'une bouse de vache ?
      On constate donc que les visions de l'amour dans les deux récits n'ont rien à voir, mais que paradoxalement c'est l'amour le plus véritable qui a les effets les plus négatifs. Pourtant, si l'irlandais semble totalement figé dans son immobilité, il y a toujours chez Dostoïevski une possibilité de rédemption. La figure féminine, comme dans Crime et Châtiment par exemple, est l'instrument divin de cet élan positif : « Écoutez-moi, mais savez-vous que ce n'est pas bien du tout de vivre comme ça ? ». Le rêveur est partiellement réceptif à cet appel :

Je sais, Nastenka, je sais ! m'écriai-je sans plus retenir mon sentiment. Et maintenant je sais mieux que jamais que j'ai perdu en pure perte toutes mes meilleurs années ! Maintenant je le sais, et j'en ai plus cruellement conscience depuis que Dieu vous a envoyé à moi, vous mon bon ange, pour me le dire et me le prouver. Maintenant que je suis assis auprès de vous et que je vous parle, j'ai peur de penser à l'avenir, car dans l'avenir c'est encore la solitude, encore cette vie inutile, renfermée...

La première étape sur le chemin de la rédemption est la prise de conscience des erreurs passées. Avec l'aide de Nastenka, c'est chose possible pour le rêveur. Rejeter sa vie, c'est une forme de suicide, un péché très grave. Cependant il ne parvient pas à franchir la seconde étape : le changement. Il semble englué dans sa vie de solitaire, incapable d'en sortir, comme poussé par une force supérieure à lui. Est-ce la voix du diable ? C'est possible, le rêveur indiquant peu de temps avant sentir s'éveiller en lui « un diablotin ennemi ». En proie à de telles tensions entre deux forces contraires, quelle est la place pour l'amour ? Nastenka semble plus que jamais être un amour impossible puisqu'elle est un « bon ange ». Or est-il possible d'aimer un ange d'un amour terrestre ? Probablement pas. En imprimant sa vision chrétienne sur la jeune femme, il se coupe d'elle. Il la rend céleste alors que lui reste sur terre. Du coté de Beckett, l'irlandais n'a pas ce genre de problème. La relation qu'il a avec Lulu n'a certainement rien de platonique, comme la bouse de vache nous l'avait appris. C'est très clair dès le début de leur semblant de relation, avec une longue dissertation sur l’érection : « Mais à vingt-cinq ans il bande encore, l'homme moderne, physiquement aussi, de temps en temps, c'est le lot de chacun, moi même je n'y coupais pas, si on peut appeler ça bander ». Même le plaisir physique ne trouve pas grâce aux yeux de l'irlandais. Non seulement même quelque chose d'aussi terre à terre qu'une érection semble ne pas pouvoir être une réussite, mais cela ressemble plus à une malédiction. Y a-t-il quoi ce soit qui ait une once de positivité pour cet homme ? Probablement pas, si ce n'est peut-être ce qu'il appelle son « amour » passager.
      On peut voir dans la façon dont se terminent ces deux histoires d'amour un bon résumé de la nature des textes. L'irlandais fuit en cachette, parce qu'il y a trop de bruit dans la maison. Il fuit plus particulièrement la naissance d'un enfant, de son enfant. C'est sa négation finale de toute vie, de tout ce qui tend vers le plus et pas vers le moins. Même cette fuite ne peut se faire sans humour désenchanteur : « Cela me faisait mal au cœur, de quitter une maison sans qu'on me mît dehors ». C'est comme si fuir la naissance de son enfant n'était pas assez négatif à son goût, il aurait voulu ressentir une hostilité active envers lui. Au contraire, malgré son amour frustré dont il n'arrive pas à faire le deuil, le rêveur éprouve quinze ans après les événements une certaine reconnaissance. Ainsi, s'adressant au souvenir qu'il a de la jeune femme :

Que ton ciel soit lumineux, que soit clair et serein ton gentil sourire, et bénie sois-tu toi-même pour la minute de félicité et de bonheur que tu as donnée à un autre cœur solitaire, reconnaissant !
O mon Dieu ! une minute entière de félicité ! Mais n'est-ce pas assez pour toute une vie d'homme ?...

Le rêveur reste solitaire et isolé. Comme l'irlandais, il n'a finalement pas changé grand chose à sa situation. Mais contrairement à lui il en retire quelque chose d'intensément positif : la certitude, à moment de sa vie, d'avoir été heureux.


•••


      Les personnages de Dostoïevski et de Beckett ont en commun cette absence de lien social si forte qu'ils n'ont même pas besoin de noms. En revanche, il y a entre eux un fossé dans leur nature profonde. Le rêveur est plein d'énergie et de désirs, il tente d'aller vers les autres. L'irlandais au contraire est comme un cadavre ambulant seulement animé par l'humour scatologique. Les rencontres amoureuses des deux personnages sont assez semblables, bien que la dynamique des relations qui vont se former soit opposées : le rêveur va avec insistance vers une Nastenka plus réservée, et l'irlandais se fait poursuivre par Lulu. Les personnages féminins semblent être chacune une vision inversée de l'autre. Ce que les deux héros appellent « l'amour » semble n’être pas du tout la même chose, celui de l'irlandais étant une pâle ombre de celui du rêveur, voir une parodie. Bien que les deux relations soient des échecs, seul le rêveur, qui contrairement à l'irlandais a subi le rejet, semble en tirer quelque chose de positif. C'est symbolique de la nature profonde des deux personnages et de la vision de la vie que laissent transparaître les œuvres des auteurs. Chez Dostoïevski, les hommes sont d'une intensité remarquable. Même quand ce sont des misérables, ce sont des misérables magnifiques, habités par une force qui les pousse toujours plus loin. Chez Beckett, rien de tout cela. Ce qui marque, c'est l'absence. Le chaînon manquant entre les deux univers semble pouvoir se trouver dans Le Sous-sol de Dostoïevski, récit tout juste antérieur à ses grands romans mettant un scène un homme embrassant vraiment de tout cœur le négatif et la passivité, comme l'irlandais. Mais, en tant que personnage dostoïevskien, on ne peux lui enlever cet intense énergie qui le pousse activement vers les recoins les plus sombres : « La fin des fins, messieurs, dit-il, c'est de rien faire du tout. L'inertie contemplative est préférable à quoi que ce soit. Ainsi donc, vive le sous-sol ! ».







Éditions utilisées :
Dostoïevski, Les Nuits blanches & Le Sous-sol, Gallimard Folio classique
Beckett, Premier Amour, Les éditions de minuit

lundi 22 août 2016

Il est difficile d'être un dieu - Arkadi & Boris Strougatski


Il est difficile d'être un dieu - Arkadi & Boris Strougatski

Un roman qui fait beaucoup penser à la Culture de Iain M. Banks. Sur une planète moyenâgeuse, les terriens ont, comme sur bien d'autres mondes du même genre, quelques centaines d'observateurs planqués un peu partout dans la société. Ces quelques personnes semblent vivre le rêve de tout historien : assister au déroulement de l'Histoire en direct, pouvoir en faire partie, la comprendre et la documenter de l'intérieur. Mais, loin de la sécurité des livres, ces historiens doivent faire face à la dure réalité d'une civilisation qui leur semble ne même pas pouvoir porter ce nom, peuplée de brutes ignorantes, égoïstes et violentes. Et pas question d’interférer dans l'Histoire locale, les conséquences d'un tel idéalisme pourraient se révéler bien pires que le déroulement naturel des choses. Et pourtant, c'est tentant ! Roumata, faux noble à la cour d'un souverain obscurantiste, se sent si puissant. Avec tout l'héritage d'un millier d'années de progrès supplémentaires, il est comme un dieu. Il serait si facile d'annihiler les leaders, de prendre leur place et de lancer ce monde sur la brillante voie du savoir et de la justice...

Il est difficile d'être un dieu est une exploration de ce concept. C'est un roman très sombre, dans lequel toute la bonne volonté imaginable semble impuissante face à l'inertie des peuples. On y perçoit le temps d'une façon particulièrement intense, avec une certaine fatalité. Le progrès ne peut pas être injecté de l'extérieur, mais doit venir d'une lente maturation intérieure. Les Strougatski ne tiennent pas leur lecteur par la main, les choses ne sont pas expliquées clairement, et c'est petit à petit que l'on comprend la situation (sauf si le lecteur en question vient de lire la quatrième de couverture...). L’utopie terrestre restera ainsi dans l'ombre, seuls certains indices lui donnent un visage à tendance communiste. Le tout ne manque pas de rythme ni d'humour, et les quelques personnages frustres mais bienveillants auquel Roumata s'attache en sont souvent la cause, précurseurs maladroits d'un potentiel futur moins sauvage. Un livre étonnant qui, en s'intéressant au futur à travers un monde venu du passé, a merveilleusement bien passé l'épreuve du temps.

290 pages, 1964, folio sf

vendredi 19 août 2016

Arthur C. Clarke : genèse de 2001 L’odyssée de l'Espace à travers la nouvelle La Sentinelle

Juste un papier écrit pour la fac qui, je crois, n'est pas trop mauvais, du coup je le stocke ici avant qu'il ne disparaisse quand mon pc rendra l’âme sans prévenir. Hop. 
 
Arthur C. Clarke : genèse de 2001 L’odyssée de l'Espace  à travers la nouvelle La Sentinelle
 
      Le roman 2001 L’odyssée de l'Espace n'existerait pas sans Stanley Kubrick. En effet, le réalisateur, décidé à faire un film de science fiction, prend contact au printemps 1964 avec Arthur C. Clarke, considéré à l'époque comme une référence du genre en littérature. Ensemble, les deux hommes vont créer une histoire qu'ils adapteront chacun dans leur média de prédilection. Clarke indique dans la préface à 2010 Odyssée Deux que « les deux projets ont été menés de front, chacun venant influencer l'autre ». C'est ainsi qu'en 1968 verront le jour le film et le roman qui partagent le même nom et la même trame globale, même si de nombreux détails diffèrent. Clarke est crédité avec Kubrick comme co-scénariste du film, et ce dernier, dont le nom ne figure pas dans le livre, si ce n'est dans la dédicace « à Stanley », a eu un rôle essentiel dans sa création. Il ne s'agira pas ici de savoir qui est à l'origine de quoi, mais d'explorer les liens entre le roman et une nouvelle de Clarke écrite en 1948, La Sentinelle. Ce court récit est en effet un véritable prototype de 2001 et semble déjà en contenir l'essence. On peut trouver dans d'autres nouvelles de Clarke des signes précurseurs du roman à venir, mais nous essaierons de montrer en quoi cette nouvelle est particulièrement intéressante.
      Commençons par un résumé des œuvres pour montrer les liens les plus évidents entre la nouvelle et le roman. 2001 s'ouvre sur une scène préhistorique. Une tribu d' « hommes singes » fait la rencontre d'un monolithe venu de l'espace qui, après quelques expériences, tente d’insuffler à ces créatures un commencement d'intelligence. Il est clairement indiqué que de nombreux monolithes se livrent à des activités similaires partout sur la Terre. L’artefact retourne d'où il est venu après avoir accompli sa mission avec succès. Séquence suivante, cette fois dans un futur proche. Un scientifique se dirige d'urgence vers la base que l'humanité a installé sur la lune. On apprend qu'un étrange monolithe noir a été découvert dans le sol lunaire, un objet vieux de trois millions d'années manifestement créé par une intelligence inconnue. Une fois mis au jour, le monolithe envoie un puissant signal vers les étoiles. Les hommes savent désormais qu'ils ne sont pas seuls, et de nombreuses spéculations quant à la nature de ces autres êtres intelligents ponctuent le roman à partir de ce point. Le lecteur suivra ensuite le vaisseau d’exploration Explorateur 1 (Discovery One en version originale) parti en mission vers Japet, lune de Saturne, qui semble avoir été le point visé par le signal émit par le monolithe. Après quelques déboires avec l'intelligence artificielle du vaisseau, David Bowman, seul survivant de l'expédition, découvre sur Japet un autre monolithe. Il sera transporté très loin dans l'espace par des forces dépassant les capacités de compréhension humaine, rencontrera une intelligence extraterrestre bien plus avancée que l'Homme sur la longue route de l'évolution, et retournera à proximité de la Terre en étant devenu un être plus proche du dieu que de l'humain. La Sentinelle étant une nouvelle, son échelle est bien plus limitée. Dans ce récit, lors d'une exploration de routine de la lune, le narrateur découvre un artefact en forme de pyramide qui apparaît clairement comme étant un objet extraterrestre extrêmement ancien mais pourtant parfaitement conservé. Le narrateur se livre ensuite à des conjectures quand à la nature de la pyramide et des êtres qui l'ont construite. Les deux récits impliquent donc la découverte d'un objet mystérieux sur la lune et diverses réflexions sur la nature de l'intelligence et de son évolution à travers le temps. Nous essaierons de détailler ces liens de façon progressive, en commençant par les éléments plus anecdotiques pour aller vers les grandes idées structurelles.


      A l'origine du projet, la création commune de Kubrick et de Clarke avait pour titre « Journey Beyond the Stars ». Le titre final a le mérite d’être moins générique tout en reprenant explicitement la thématique du grand voyage en renvoyant à L'odyssée d'Homère. La nouvelle La Sentinelle se déroule à la « fin de l'été 1996 ». C'est une date très proche de celle à laquelle se passe le roman, mais on comprend que 1996 L'odyssée de l'Espace aurait été un titre moins percutant que 2001, qui symbolise l'entrée dans nouveau millénaire, un nouveau départ pour l'humanité, une ère où tout semble possible (du moins en se replaçant dans le contexte des années soixante). Le titre original de la nouvelle avait un sens plus concret, en rapport direct avec son contenu. Mais on ne peut comprendre ce qu'est cette sentinelle qu'une fois le récit lu. Au contraire, un titre comme 2001 L’odyssée de l'Espace véhicule avec succès des idées générales indiquant clairement la nature de l’œuvre : dans un futur suffisamment proche pour qu'on se sente concerné mais suffisamment éloigné pour que tout soit possible, l'homme part explorer l'espace. La date choisie a donc une fonction symbolique tout en donnant trois décennies à l'écrivain pour rendre crédible les progrès scientifiques qu'il lui plaira de mettre en scène.
      La nouvelle et le roman partagent un lieu capital : la lune. Si l'intégralité de La Sentinelle y prend place, dans 2001, la lune n'est qu'un lieu de passage. En effet, à l'époque de rédaction du roman (1964-1968), le satellite est presque conquis, l’Homme s’apprête à y poser le pied. Pour que le récit reste pertinent sur le long terme et offre un sentiment de plongée vers l'inconnu, il importe donc de faire voyager le lecteur plus loin que ce que la réalité offrira sous peu. On constate de nombreux points communs dans la description du satellite. Ainsi, dans la nouvelle de 1948, l'exploration lunaire est décrite comme étant « une routine assommante » ne présentant « aucun caractère périlleux ou même excitant ». On retrouve cet aspect dans 2001, où les voyages Terre-lune ne semblent qu'une formalité, la base lunaire ressemblant à une véritable petite ville dans laquelle vivent même des enfants ne connaissant la Terre que de réputation. Les moyens de déplacement sur le sol lunaire se ressemblent aussi beaucoup. Dans la nouvelle le véhicule d'exploration dans lequel « tout est si banal, si familier, à l'exception de la sensation de légèreté et de la lenteur insolite à laquelle tombent les objets » ressemble à une maison croisée avec un tracteur à chenilles. Dans 2001, les personnages utilisent un « laboratoire mobile », « une véritable base autonome dans laquelle vingt hommes pouvaient vivre et travailler durant plusieurs semaines ». On constate cependant une amélioration notable par rapport au véhicule de la nouvelle : celui-ci dispose de fusées et est en fait « une sorte d'astronef qui se déplaçait au sol et pouvait décoller en cas de besoin ». Si les progrès technologiques font évoluer les moyens de transport, ils ne changent pas les paysages lunaires. Ceux-ci, dans La Sentinelle, sont décrits comme emplis de « terrifiantes montagnes, bien plus acérées que les douces collines de la Terre » et de « murailles montagneuses ». Dans 2001, ce « paysage pétrifié » débordant de « pics acérés » reste le même. Il est agrémenté d'un détail frappant l'imagination : le clair de Terre. Déjà évoqué dans la nouvelle, « le croissant de la Terre, blotti dans berceau d'étoiles » prend une dimension nouvelle dans 2001. Notre planète y « était des dizaines de fois plus brillante que la pleine lune et recouvrait le paysage d'une froide clarté bleu-vert », agissant comme un phare rappelant leur origine à tous les humains de l'ère spatiale.
      On trouve dans la vision de la lune des deux textes une différence majeure : la vie. En 1948, l'idée que la lune pouvait un jour avoir abrité quelques formes de vie semblait acceptable. Le narrateur ne cesse de mentionner la présence massive d'eau liquide sur la lune comme si elle allait de soi :

Nous avions déjà parcouru un peu moins de deux cents kilomètres en une semaine, contournant les contreforts des montagnes qui bordaient le rivage de ce qui, quelques millions d'années auparavant, avait été une mer. Lorsque la vie en était sur Terre à ses premiers balbutiements, ici, elle s’éteignait déjà. Les flots se retiraient des flancs de ces formidables falaises pour s’abîmer dans le cœur béant de la lune. Sur le sol même que nous foulions, l'océan sans marée avait jadis atteint près d'un kilomètre de profondeur.

Si pour lui les Mare de la lune étaient autrefois de véritables mers, la présence de vie fait sens. Les scientifiques, dont lui-même, sont persuadés que « les seules créatures qui eussent jamais existé ici étaient quelques plantes primaires et leurs ancêtres, à peine moins dégénérés ». Ainsi on peut comprendre qu'en se retrouvant face à l’artefact pyramidal, la principale hypothèse du narrateur soit celle d'une civilisation lunaire. Pour lui, c'est une remise en cause de ses conceptions, car il n'envisageait pas la vie intelligente sur la lune, mais cela reste crédible, car il était déjà convaincu de la présence d'eau liquide et de vie végétale dans le passé du satellite. Son processus de pensée est progressif. Dans un premier temps, il est envahi par une « étrange euphorie » car il sait à présent qu'a bel et bien existé une « civilisation lunaire ». Puis, petit à petit, constatant notamment que la pyramide est totalement vierge de « poussière cosmique » et d'impacts de météores, contrairement au sol lunaire à coté d'elle, « comme si un mur invisible la protégeait des ravages du temps », la vérité se fraie un chemin dans son esprit. En revanche, dans 2001, il n'y a jamais d’ambiguïté. La première partie du roman mettant en scène quelques millions d'années plus tôt les confrères du monolithe lunaire, il n'est pas question de surprise pour le lecteur : il sait parfaitement que ses créateurs dépassent de loin l'intelligence humaine et viennent d'un lieu bien plus éloigné que la lune. Ainsi, si les hypothèses évoquées dans 2001 à propos des extraterrestres ne manquent pas, elles partent toutes de ces bases.
      La façon dont est découvert l’artefact est également représentative d'un progrès entre les deux textes. Dans La Sentinelle, c'est la façon la plus primaire qui soit : la vue. Un reflet étrange aperçu de loin et une personnalité curieuse, on comprend qu'il s'agit d'un hasard. Il aurait été possible que, dans toute l'Histoire à venir, jamais personne ne passe dans ce coin stérile de lune. Dans 2001, le monolithe est enfoui sous plusieurs mètres de sol lunaire, toute détection par la vue est donc impossible. C'est par un moyen plus complexe que la découverte sera faite : « l'exploration magnétique de cette région à partir d'un satellite placé en orbite basse ». Suite à la détection d'une déconcertante anomalie magnétique, une équipe est envoyée sur place pour découvrir l'origine de cette perturbation. Le premier constat que l'on peut faire sur ce changement est celui de la mise en scène du progrès technologique. Il est plus crédible que dans des environnements aussi vastes les découvertes se fassent par le biais d'outils automatisés que par les très limités sens humains. Ensuite, cela change complètement les rôles possibles de l’artefact. S'il est discrètement posé dans un coin, cela implique qu'il pourrait avoir été créé sans prendre en compte sa possible découverte par une jeune espèce à l'intelligence naissante comme l'humanité. Si, en revanche, il est caché tout en émettant un signal identifiable, cela pourrait signifier qu'il avait pour but d’être découvert. Pas trop tôt, quand une jeune espèce ne pourrait compter que sur sa vue, mais immanquablement quand elle commencerait à faire des recherches à grande échelle impliquant un certain niveau technologique. On voit donc que dans 2001 la façon dont est découvert le monolithe est un élément capital de tout le récit à venir puisqu'il est explicite qu'il avait pour but d’être trouvé.
      Continuons sur la nature de l’artefact lunaire. Une différence majeure entre la vision de la nouvelle et celle du roman concerne la forme de l'objet. De « grossièrement pyramidal », faisant « deux fois la hauteur d'un homme », il devient « un bloc de matière noire, dressé verticalement » et « parfaitement symétrique » d'environ trois mètres. Premier constat, il n'y a pas dans le monolithe de 2001 quoi que ce soit de « grossier ». Au contraire, il est la perfection incarnée. Après beaucoup d'analyses, il est même établi que le rapport entre la hauteur, la largeur et l'épaisseur du monolithe est de « 1 – 4 – 9, ce qui correspond au carré des trois premiers nombres entiers », rapport qui se maintient « jusqu'aux limites du mesurable ». Si ces détails géométriques ne peuvent être compris, ils contribuent à donner à l'objet une aura de supériorité mystique, comme si ses créateurs avaient découvert une vérité mathématique imperceptible pour les humains. De plus, on peut remarquer qu'un monolithe possède trois axes de symétrie alors qu'une pyramide n'en a que deux, rapprochant ainsi l’artefact d'une sorte d'idéal géométrique. Mais le véritable sens de ce changement de forme pourrait être bien différent. Le fait est que le marché de la pyramide était déjà complètement saturé par l’Égypte antique. Le narrateur de La Sentinelle, une fois sa découverte faite, ne manque pas de faire le rapprochement : « les Égyptiens auraient pu le faire, pensai-je, si leurs artisans avaient possédés des outils identiques à ceux qu'avaient utilisés ces architectes biens plus anciens ». Il est possible que ce soit le développement du film en parallèle du roman qui soit à l'origine de ce changement. Plus encore que le roman, le cinéma a besoin de visuels iconiques. Une pyramide ancrerait dans l'esprit des spectateurs des rapprochements qui pourraient nuire à leur perception du film. La forme du monolithe était beaucoup plus disponible, encore neutre. Ce qui, grâce à Clarke et Kubrick, n'est plus le cas aujourd'hui. Quand par exemple Christopher Nolan dans Interstellar donne à ses intelligences artificielles des corps qui ont la forme de monolithes noirs, ce n'est pas innocent. La figure du monolithe, comme celle de la pyramide avant elle, est désormais chargée d'un puissant héritage.
      L’artefact a changé et avec lui les méthodes d'investigation humaine. Dans La Sentinelle, les méthodes employées sont assez brutales :

Il nous a fallu vingt ans pour briser ce bouclier invisible et atteindre la machine dissimulée à l'intérieur de ces murs de cristal. Ce que nous ne pouvions comprendre, nous l'avons détruit avec la puissance sauvage de l'arme atomique, et j'ai vu les fragments du bel objet brillant que j'avais découvert, là-haut, sur la montagne.

La technique d'ouverture de l'objet est ancrée dans le contexte de rédaction, quand l'explosion des bombes atomiques dans le ciel japonais ne datait que de quelques années et que la menace de la guerre froide faisait ses débuts. Il faut reconnaître aux scientifiques de Clarke d'avoir eu pendant vingt ans la patience de tenter d'autres possibilités, mais aucune n'est mentionnée. L'artefact semble donc particulièrement coriace, mais s'il a été capable de résister aux forces de la nature pendant des centaines de millions d'années, ne peut-on pas supposer qu'il pourrait également supporter une petite explosion atomique ? Dans 2001, de nombreux moyens plus subtils sont envisagés :

Jusqu'à présent, le bloc noir avait résisté à toutes les tentatives de Michaels et de ses collègues pour prélever des échantillons. Ils ne doutaient pas qu'un rayon laser put en venir à bout – rien ne résistait à une telle concentration d'énergie – mais la décision d'employer un moyen si radical revenait à Floyd. D'ors et déjà, il était déterminé à essayer les rayons X, les ultra-sons, les faisceaux ne neutrons et autres moyens avant d'en venir au laser. C'était le propre du barbare de détruire ce qu'il ne pouvait comprendre (…).

Cette fois la narration n'attendra pas vingt ans pour donner les résultats de ces expériences, mais on peut les deviner. Il est probable que ce déchaînement de technologie ne donne aucun résultat. On peut supposer que cela correspond aux vingt ans de recherches infructueuses qui sont évoquées dans La Sentinelle et que les chercheurs de 2001 n'auront pas plus de succès. Peut-être finiront-ils eux aussi par utiliser des moyens destructeurs. Et même si l'arme atomique ou le laser parviennent à ouvrir l'artefact, cela ne mènerait pas à grand chose, comme on l'apprend dans la nouvelle : « les mécanismes – si mécanisme il y a – de la pyramide appartiennent à une technologie hors de notre portée ». Et en conséquence, pour l'humanité, « ils n'ont aucun sens ». Ce serait le cas aussi dans 2001, peu importe ce qui se trouve à l'intérieur du monolithe, ce qu'il importe de savoir c'est que ce serait certainement incompréhensible. Le récit peut donc progresser, l'homme peut envoyer un vaisseau d'exploration vers Japet, sans que l’énigme du monolithe ne paraisse irrésolue.
      Ces vingt années de recherche, qui représentent une partie non négligeable d'une vie humaine, ne sont pas grand chose à l'échelle des intelligences à l'origine de l'artefact. Pourtant, entre les deux récits, cette échelle a changé de façon significative. Dans La Sentinelle, il est possible de déterminer l'âge de la pyramide à partir de « l'épaisseur de la poussière de météorite accumulée sur le plateau » qu'elle occupe. Les résultats sont assez impressionnants : « elle a été érigée à cet endroit avant même que la vie n'émerge des océans terrestres ». Ce qui nous amène à environ quatre cent millions d'années dans le passé de notre planète, voire bien plus. Ce sont aussi les minéraux lunaires environnants qui permettent de dater le monolithe dans 2001 : « nous sommes en mesure de le dater avec précision par rapport au site géologique ». Le monolithe a trois millions d'années, ce qui le rend bien plus jeune que son confrère pyramidal. Pourquoi une telle différence? On peut voir dans ce changement d'échelle une tentative de rester crédible. Dans La Sentinelle, les humains ne vont pas jusqu'au stade du premier contact, événement qui arrive en revanche dans 2001. Trois millions d'années, à l'échelle humaine, c'est énorme. Mais à l'échelle de l'univers, ce n'est pas grand chose. L'idée que certaines formes de vie puissent se maintenir reste acceptable, tout en donnant à ces créatures un âge impressionnant qui laisse à l'écrivain toute liberté pour imaginer leur évolution. Mais quatre cent millions d'années représentent une portion non négligeable de l'âge de l'univers. C'est peut-être simplement trop, ainsi cette durée aurait été revue à la baisse pour rendre crédible une rencontre avec les créateurs de l'artefact.
      Ce changement a une autre conséquence : modifier radicalement le rôle de ces intelligences extraterrestres. Le fait que ce soit elles qui soient à l'origine de l'évolution humaine est au cœur de 2001, et leur date d'arrivée dans le système solaire en est un élément clé. Quelques millions d'années plus tôt, et il n'y aurait peut-être pas eu sur Terre d'espèce susceptible de recevoir le don de l'intelligence, et quelques millions d'années plus tard, nos ancêtres auraient pu disparaître sans avoir eu l'occasion de développer leur potentiel. Dans La Sentinelle, il n'est jamais indiqué que ces entités puissent être intervenues pour modifier la destinée de la Terre :

Ces voyageurs ont dû regarder la Terre, gravitant dans l'étroite zone de sécurité comprise entre le feu et la glace. De tous les enfants du soleil, ils devinèrent qu'elle était la favorite. Là, dans un lointain futur, surgirait l'intelligence ; mais d'innombrables étoiles les attendaient, et sans doute ne reviendraient-ils jamais de ce coté. Alors, ils laissèrent une sentinelle, une parmi les millions qu'ils ont dispersées à travers l'Univers, veillant sur tous les mondes où existait une promesse de vie.

Ici, ils ne sont que témoins. Une fois que la sentinelle aura révélé sa découverte, leur intervention est probable, mais cette potentielle rencontre est laissée à l'imagination du lecteur. Pourtant, est-ce un hasard si ces entités sont arrivées « avant même que la vie n'émerge des océans terrestres » ? Il est indiqué qu'elles ont été capables de percevoir l’immense potentiel des organismes primaires habitant les mers. Mais peut-être est-il possible que, comme dans 2001, elles n'aient pas été simples spectatrices ? Peut-être sont-elles intervenues, poussant une poignée de végétaux à quitter le confort marin pour s'aventurer sur les plages, et ensuite des créatures plus complexes, d'abord quelques instants puis, au fil des millénaires, de plus en plus longtemps. Cette hypothèse n'est jamais évoquée directement, mais n'oublions pas que le récit est conté par un narrateur qui a déjà vu sa conception du monde complétement chamboulée. On peut le supposer incapable de faire ce pas supplémentaire vers l'inconcevable, Clarke laissant ainsi au lecteur la possibilité de se faire ses propres opinions. Il est également possible que cette théorie n'ait pas du tout été prévue par l'auteur sur le coup et que ce ne soit que plus tard, quand un réalisateur de talent vient le consulter, partant en quête d'idées, que Clarke se soit souvenu des possibilités entraperçues mais non explorées dans La Sentinelle.
      Passant de spectateurs à créateurs, les intelligences extraterrestres se voient donc offrir une nature différente. Voici un extrait des traits que leur donne l'imagination du narrateur dans la nouvelle :

Prêt de cent mille millions d'étoiles gravitent dans le cercle de la Voie lactée, et longtemps auparavant, d'autres races, sur les mondes d'autres soleils, ont dû gravir et dépasser les sommets que nous avons atteints. Songez à ces civilisations, se profilant loin dans le temps contre les dernières lueurs déclinantes de la Création, maîtresses d'un univers si jeune que la vie n'avait encore effleuré qu'une poignée de mondes. Leur solitude devait être inimaginable, la solitude des dieux scrutant l'infini, sans y trouver personne qui pût partager leurs pensées.

Chose surprenante, le narrateur semble faire preuve de compassion envers ces « dieux scrutant l'infini ». Ce sentiment semble un peu hors de propos, et l'on pourrait peut-être imaginer l'inverse, c'est à dire ces entités éprouver de la compassion pour une race aussi primitive que l'humanité. Ou supposer que le concept même de compassion ne pourrait pas s’appliquer à ces êtres. Quoi qu'il en soit, on ne retrouve pas d'idée similaire dans 2001. En revanche on y retrouve le terme de « dieux », et de façon peut-être plus justifiée. En effet, dans La Sentinelle, ces entités n'ont pas d'autre caractéristique divine qu'un énorme avantage technologique. Dans ce cas une race divine n'est qu'une race plus avancée sur la route de l'évolution qu'une autre. Cette situation peut donner l'illusion de la divinité, comme des humains d'aujourd'hui pourraient, avec quelques armes modernes, se faire passer pour des dieux s'ils rencontraient des hommes préhistoriques. Dans ce cas la caractéristique divine ne peut apparaître qu'en comparaison à une race plus jeune. Quand le narrateur imagine ces dieux seuls dans l'univers, c'est de son point de vue. Mais du point de vue de ces créatures, si elles sont seules, il ne peut y avoir de tels concepts puisque leur stade de développement leur apparaîtrait normal. Un univers peuplé de dieux est un univers sans dieu. Dans 2001 le mot est parfois utilisé dans un sens proche, notamment quand est développée l'hypothèse d'une évolution commençant par la chair, puis la chair créant la machine, l'esprit se libérant de la chair pour migrer dans la machine, et enfin l'esprit se libérant de tout support physique. Alors « ce qui se trouvait au-delà ne pouvait avoir qu'un seul nom : Dieu ». On retrouve donc la même idée d'un dieu étant le stade ultime de l'évolution naturelle. Mais les dieux de 2001 ont un trait supplémentaire : ce sont des cultivateurs d'intelligence. S'ils ne créent pas la vie, ils la modèlent selon leurs idéaux. On se rapproche là d'une capacité démiurgique, donnant aux entités de 2001 un statut plus clairement divin que celles de La Sentinelle.
      Une fois ces « dieux » identifiés, il ne reste plus qu'à les rencontrer. Voyons comment ce premier contact est envisagé à la fin de la nouvelle :

A présent, (…) ceux qui sont investis de cette fonction vont se tourner vers la Terre. Peut-être désirent-ils aider notre civilisation naissante, mais ils doivent être très, très vieux, et souvent les vieux éprouvent à l'égard de leurs cadets une jalousie insensée. Je ne peux plus contempler la Voix lactée sans me demander duquel de ces nuages d'étoiles surgiront les émissaires. Si vous voulez bien me pardonner un tel cliché, je dirais que nous avons tiré la sonnette d'alarme et qu'il ne nous reste plus qu'à attendre. Et notre attente sera de courte durée, j'en suis certain.

On retrouve dans 2001 cette incertitude concernant les intentions des entités : « actuellement, nous ne savons pas s'il convient d'espérer ou de craindre ». Mais les personnages du roman s’interrogent également sur les conséquences que pourrait avoir une telle rencontre sur la société humaine : « ainsi que l'histoire de notre monde nous l'a souvent prouvé, les races primitives, en général, n'ont pas survécu à la rencontre avec des civilisations supérieures ». Bien que le concept de « civilisations supérieures » dans l'histoire humaine puisse être sujet à débat, ces préoccupations ajoutent une couche de profondeur à ces craintes. Ainsi les intentions des entités peuvent être totalement bienveillantes mais provoquer malgré tout des conséquences négatives. Le narrateur de La Sentinelle a l'air persuadé que l'humanité ne va pas tarder à recevoir la visite de ces êtres supérieurs. Mais quand on prend en compte l'âge colossal de la pyramide et le nombre potentiellement énorme de formes de vie éparpillées à travers la galaxie, il est aisé de douter de cet espoir. Qu'est-ce qu'une énième planète abritant un frémissement d'intelligence pour ces êtres si vieux qu'ils ont dû oublier depuis longtemps ces vieilles préoccupations ? L'espoir du narrateur est représentatif d'un fait important : dans La Sentinelle, l'humanité n'a pas appris l'humilité. Il est tentant d'imaginer les gouvernements humains se préparant à recevoir en fanfare des « émissaires » venus s’intéresser à la passionnante civilisation humaine. Mais cette vision des choses n'est qu'une illusion, la vérité étant probablement que l'humanité est insignifiante pour des êtres si vieux et ayant tant voyagé. Dans 2001, l'humanité est un peu plus modeste puisque c'est elle qui envoie des émissaires vers Japet, n'attendant pas qu'on vienne à elle. Cependant, il n'y a pas grand chose sur le satellite de Saturne si ce n'est une version géante du monolithe. Quand David Bowman s'en approche, il ne se passe rien pendant un moment. Puis le voilà transporté à l'autre bout de la galaxie où une entité lui accordera quelques instants pour lui faire franchir un grand pas évolutif avant de le renvoyer d'où il vient. Ce premier contact est très représentatif du peu d'importance de l'humanité. Ce ne sont pas les autres qui viennent à nous, mais c'est l’émissaire humain qui est amené à eux par ce qui ressemble plus à un système automatique qu'a une volonté consciente. De leur mode de vie, de leurs structures de pensées, on ne saura rien, juste qu'ils en savent assez sur les humains pour pouvoir les transformer avec aisance en êtres éthérés. Ils ne s’intéressent pas à l'homme, mais à son potentiel futur. Ils ne viennent même pas voir la Terre, pouvant certainement se la représenter aisément pour avoir vu un grand nombre de ses semblables. La fin du roman sonne comme un écho de son début, ces intelligences supérieures donnant à l'humanité un second élan évolutif, puis laissant les choses se faire d'elles même.


      La nouvelle La Sentinelle et le roman 2001 L’odyssée de l'Espace sont donc étroitement liés, que ce soit par leur trame générale, leur vision de la lune, le fait d'avoir un ancien artefact au cœur de leur intrigue ou l'aperçu d'intelligences supérieures. Mais entre les deux textes la vision de l'auteur a changé et évolué, influencée par les progrès technologiques et la création en parallèle d'une œuvre jumelle utilisant un autre média. Mais surtout on constate dans 2001 un vaste et riche développement d'idées qui n'avaient été qu’effleurées dans la nouvelle. Entre ces deux textes on sent comme un grand pas évolutif, à l'image de l'action du monolithe dans 2001. L'influence de cet œuvre se partageant deux médias est énorme dans le domaine de la fiction, mais parfois aussi dans des domaines plus surprenants. Ainsi, à les Eyzies en Dordogne, devant le musée national de préhistoire, légèrement à l'écart, on peut admirer un monolithe noir placé là l'air de rien, comme n'importe quelle statue pourrait l’être. Un clin d’œil de l'Histoire à l'histoire.




Sources

Arthur C. Clarke, La Sentinelle dans Les neuf milliards de noms de Dieu et autres nouvelles, Librio
Arthur C. Clarke, 2001 l’odyssée de l'espace, j'ai lu
Arthur C. Clarke, 2010 odyssée deux, j'ai lu
Piers Bizony, 2001 le futur selon Kubrick, Cahiers du cinéma