samedi 31 mai 2014

Anna Karénine - Tolstoï


Anna Karénine - Tolstoï

Anna Karénine, mariée au noble et froid Alexis, haut fonctionnaire de son état, ne connait pas l'amour. Elle estime son mari, et toute sa passion refoulée est reportée sur son fils. Jusqu'à la rencontre avec Vronski, jeune homme riche, séduisant et passionné. Et un peu en dehors de ce classique triangle, on trouve un personnage qui va voler la vedette à Anna : Lévine, avatar de l'auteur. Comme Tolstoï, Lévine cherche du sens à sa vie et est obsédé par la mort. Il se réfugie dans la paix de la campagne et occupe son esprit par la gestion de sa propriété. Lui aussi connaitra l'amour avec la jeune Kitty, et si son mariage, qui à cause de ses nombreux doutes mettra du temps à se réaliser, peut être considéré comme réussi en comparaison de celui des Karénine, la vérité reste loin de ses rêves. Jalousie et incompréhension semblent inévitables, malgré toute la bonne volonté de chacun.

Anna et Lévine sont deux personnages en quête d'absolu. Anna pourrait se contenter d'une liaison discrète, mais ne pouvant vivre dans le mensonge, elle avoue tout à son mari et s'installe avec son amant, se créant ainsi une image de « femme perdue » aux yeux de la haute société. Elle ne peut pas non plus accepter cette vie précaire avec son amant, elle sent sa jalousie refroidir l'ardeur de Vronski, lui-même tiraillé entre son besoin d'indépendance et son amour sincère pour Anna. Si Anna est dominée par la passion, Lévine l'est par la raison. Malheureusement la raison échoue à donner un sens à sa vie. Malgré son originalité intellectuelle et son gout pour le travail terre à terre, ses raisonnements et les lectures des philosophes échouent à trouver des réponses aux questions que posent la vie et la mort, questions qui le hantent en permanence. Étrangement, il trouvera une sécurité morale précaire dans le renoncement à raison : la foi. La science explique comment, la foi explique pourquoi.

Anna Karénine est bien plus qu'un roman d'amour. Il décortique certes les sentiments d'amour et de haine, mais aussi les angoisses existentielles, la dictature de la bienséance et les interrogations d'une époque. Les personnages de Tolstoï sont d'une incroyable vérité, on ne se lasse pas de tenter de les connaitre et les comprendre, d'autant plus que l'auteur reste à distance, laissant le lecteur se faire son opinion. Un énorme classique qui tient toutes ses promesses.

« Anna Arkadiévna lisait et comprenait sa lecture, mais elle était lasse de s'intéresser à la vie des autres ; elle brulait de vivre elle-même. »

985 pages, 1877, Le livre de poche

jeudi 22 mai 2014

Le peuple de l'abime - Jack London


Le peuple de l'abime - Jack London

Le peuple de l'abime, ou Le peuple d'en bas, n'est pas une œuvre de fiction. Jack London, alors âgé de 26 ans, se procure quelques loques et en se faisant passer pour un marin fauché va s’infiltrer dans l'East End, le quartier le plus pauvre du Londres de 1902. Ce livre est le fruit de ses observations et de ses analyses, et ce n'est pas joyeux. C'est même terriblement noir. Familles entassées à sept ou huit dans de petites pièces minuscules, taux de mortalité effrayant, alcoolisme chronique, travail éreintant pas très éloigné de l'esclavage, pollution et maladies, hordes de sans logis errant dans la nuit ... On pourrait continuer la liste pendant longtemps tant les malheurs sont nombreux. London décrit ce qu'il a vu dans les rues, dans les appartements, dans les asiles ou encore dans les cafés. Il cite aussi de nombreux journaux pour montrer que sur le plan judiciaire, voler des fruits pour survivre est considéré comme plus grave que tabasser un être humain, ou encore que le suicide est une chose tellement banale qu'on reproche aux miséreux d'avoir raté leur coup et de faire perdre son temps à la justice. Que dire aussi de cette loi qui empêche ceux n'ayant pas de toit de dormir dans les rues la nuit, les forçant à somnoler le jour, les empêchant donc de chercher du travail, ou juste d'essayer de survivre ? Ou ce petit déjeuner à l'armée du salut, qui demande pour l'obtenir plus d'énergie qu'il n'en procure ? Les exemples du genre sont nombreux. Et bien sur, la misère matérielle entraine une misère intellectuelle et morale, les enfants vifs et joyeux se métamorphosent en créatures malades et désespérées.

Vers la fin du livre, London prend plus clairement la parole et se montre très critique et violent envers les autorités. L'état sauvage lui semble plus enviable que le sort de ces millions de malheureux, opinion qui fait sens par rapport à une autre partie de son œuvre. Il s'insurge contre les injustices et inégalités, et surtout contre la mauvaise gestion des pouvoir publics : la civilisation augmente le pouvoir de production des individus mais oublie de répartir équitablement les richesses. La traduction n'est pas géniale et le style parfois répétitif, à cause des conditions d'écriture, mais Le peuple de l'abime reste un document aussi passionnant que violent.

Dans le même genre je conseille très vivement Dans la dèche à Paris et à Londres d'Orwell.

307 pages, 1903, 10/18

mercredi 21 mai 2014

Cosmopolis - Don DeLillo


Cosmopolis - Don DeLillo

Cosmopolis commence par l'épigraphe suivant : "à Paul Auster". Au début cela semble amusant car Eric Packer, contrairement aux héros de Paul Auster, tentés par la fuite et l’errance, est la réussite incarnée. Immensément riche, du genre à s'acheter un avion de chasse pour le plaisir, il a aussi un authentique requin en aquarium dans son appartement de 42 pièces en plein New York. Cet argent vient du monde très opaque de la finance où Eric semble exceller. Des chiffres défilent sur les écrans, Eric échange quelques paroles avec ses collaborateurs, donne un ordre, et des centaines de millions de dollars changent de main, se gagnent et se perdent. La limousine, autre objet d'un luxe absurde, va balader Eric tout le long du roman dans les rues d'un New York agité, voir un peu surréaliste. On enterre une star du rap avec des honneurs dignes d'un pharaon, le président est de sortie et du coup de nombreuses routes sont bloquées, des émeutes anticapitalistes éclatent, on tourne une étrange scène de nu pour un film qui a perdu son budget ... Entre le début et la fin du roman, le sens s'envole. Il n'y en a déjà pas beaucoup au début, mais au fil de son voyage en limousine Eric va être pris d'une folie autodestructrice après avoir échoué à prévoir l'évolution du yen.

C'est un peu le contraire d'un voyage initiatique, c'est un voyage de renoncement qui va mener jusqu'au meurtre et au suicide. Eric est plus ou moins traqué par un homme pas moins dérangé que lui, c'est peut-être l'aspect de l'intrigue le plus classique. Pour le reste, Cosmopolis est très perturbant. Plus encore que dans Bruit de fond, les dialogues sont souvent irréalistes et la véritable communication semble impossible. Les situations sont improbables, comme par exemple les nombreuses rencontres entre Eric et sa femme. Ils se croisent par hasard, tentent vainement de communiquer, échangent peut-être un peu de tendresse, et s'évanouissent à nouveau dans la ville. Eric est une intelligence prodigieuse qui s'est élevée au sommet en écrasant son prochain, ce qui ne l’empêche pas d’être torturé par les insomnies. Le sommet en question n'apporte ni joie ni sens, et l'on rêve à ce qu'aurait pu accomplir Eric s'il avait tourné son génie dans une autre direction. Cosmopolis est une impressionnante peinture d'un monde moderne confus et paniqué, hanté par un système économique hors de l'échelle humaine. Un roman difficile à saisir mais offrant une vision puissante et marquante.

Un autre avis.

222 pages, 2003, Babel

dimanche 4 mai 2014

Les meilleurs récits de Weird Tales - Tome 2


Les meilleurs récits de Weird Tales - Tome 2

Le premier tome de cette anthologie s'intéressait aux années 1925 à 1932, et celui-ci nous propose des textes parus entre 1933 et 1937. L'introduction nous informe que cette période fut particulièrement riche pour la célèbre revue, vérifions donc.
  • La mort d'Ilalotha de Clark Ashton Smith. On retrouve un univers assez onirique comme souvent chez Smith, et ce vieux royaume sera le théâtre d'une histoire d'amour assez ... nécrophile. La belle Ilalotha, délaissée par son amant, vient de mourir de chagrin. Mais l'on dit qu'elle était une sorcière, et qui sait si même morte elle ne tentera pas de satisfaire son désir ... Encore un bon texte de Clark Ashton Smith.
  • Hors du temps de Hazel Heald. Ce texte aurait été "revu" par Lovecraft, on peut donc supposer qu'il en est en bonne partie l'auteur. Malheureusement, cela ne le sauve pas de la banalité. Une ile mystérieuse apparue au milieu de l'océan, une vielle momie particulièrement suspecte, d'antiques cultes et de sombres divinités ... Ce n'est pas forcément mauvais, mais ça sent tellement le déjà vu qu'on oublie cette nouvelle aussitôt lue.
  • Le juge suprême de J. Paul Suter. Un peu d'originalité : une juge particulièrement cruel et sans pitié décide de faire exécuter un enfant, malgré les protestations de son entourage. Seule la crainte de sa propre mort et de l'enfer peut le rendre un peu plus clément ... Une nouvelle assez drôle, pas mal du tout.
  • Les graines d'ailleurs de Edmond Hamilton. Un homme trouve des graines dans une météorite et décide ... de les planter. Elles donnent naissance à deux être mi plantes mi humains. Un texte très court pas vraiment marquant.
  • La déesse de saphir de Nictzin Dyalhis. Un type suicidaire se retrouve dans un monde fantastique où on lui apprend qu'il est roi, et le voilà qui part sans sourciller en quête de sa princesse et de son trône accompagné par deux compagnons fanatiques. Il se conduit comme un insupportable tyran et ses aventures qui le conduiront dans des lieux aux noms aussi peu inspirés que "Monts de l'Horreur" ou "Mer des Morts" sont particulièrement inintéressantes.
  • La farce de Warbug Tatavul de Seabury Quinn. La nouvelle de cet auteur présente dans le tome précédent était assez mauvaise, celle là suit le même chemin. Un héros qui sait tout faire, de l'hypnose à la chasse aux fantômes, un narrateur qui ne comprend rien et ne sert qu'à mettre le héros en valeur, des apparitions surnaturelles plutôt ridicules, un hasard terriblement improbable mais présenté comme si de rien n'était ... Sans compter la fin : le héros aurait pu empêcher la conception d'un enfant incestueux, mais bon, si les parents s'aiment, qu'ils soient frère et sœur n'est pas si important (d'ailleurs ces deux là sont vraiment stupides pour ne se rendre compte de rien).
  • Le rôdeur des étoiles de Robert Bloch. J'avais déjà lu cette nouvelle sous un titre différent dans Légendes du mythe de Cthulhu. Et dans le genre lovecraftien elle est toujours aussi bonne, surtout quand on comprend que les deux personnages sont Bloch et Lovecraft eux-mêmes ...
  • Le chat-tigre de David H. Keller. Encore une histoire de maison cachant un terrible secret, sauf que le secret en question n'est pas de nature surnaturelle. Pas mauvais, mais l'improbabilité du tout gâche un peu le plaisir.
  • Psychopompos de H.P. Lovecraft. C'est la découverte d'un Lovecraft que je ne connaissais pas : un Lovecraft poète. Mon scepticisme a rapidement été balayé : non seulement c'est très bon, mais c'est aussi différent de ce à quoi nous a habitué l'auteur. La construction en vers passe étonnamment bien, la traduction me semble très correcte (enfin bon, je ne suis pas très qualifié pour en juger). C'est comme un conte, du genre qu'on raconte au coin du feu, mais un conte lovecraftien à l'horreur cosmique rampante ... De plus la fin est assez opaque, juste ce qu'il faut pour intriguer sans frustrer. Une très bonne découverte. Le texte est disponible en VO par ici.
  • On conclut avec La citadelle écarlate de Robert E. Howard. C'est la première fois que je lis les aventures du célèbre Conan. Je rappelle que la fantasy est loin d’être mon genre de prédilection, mais je me suis pourtant laissé charmé par la plume de Howard. C'est bien écrit et étonnamment varié : on passe d'un cadre resserré sur Conan à des intrigues politiques plus vastes. Conan est bizarrement attachant : c'est un vrai barbare, c'est à dire qu'il n'est pas très malin, mais plein de fureur et de force, guidé plus par ses instincts animaux que par sa raison. Son enthousiasme parfois très sanglant est communicatif.
Ce second tome des meilleurs récits de Weird Tales m'a semblé inférieur au premier. Cependant l'amateur avide ce genre de littérature aurait tort de s'en priver, c'est très instructif historiquement parlant. Et pour ma part, je suis ravi d'avoir lu une aventure de Conan et d'avoir constaté que Lovecraft peut encore me surprendre.

284 pages, J'ai lu