mercredi 26 février 2014

Narcisse et Goldmung - Hermann Hesse


Narcisse et Goldmung - Hermann Hesse

Le moine de Hesse n'est pas du tout comme celui de Lewis : Narcisse est droit et vertueux, c'est un penseur qui dédie sa vie au savoir et à sa communauté. Alors qu'il est encore jeune, il va s'attacher à un enfant nouvellement arrivé au monastère. Goldmund, comme Narcisse, est un être qui sort de l'ordinaire, et tout deux seront attirés l'un vers l'autre. Leur amitié est basée sur leur complémentarité : Goldmund aimerait comme son ami devenir un savant, mais Narcisse parvient à lui faire comprendre qu'il est un être sensible, fait pour vivre de passions et non dans la froide raison. Un jour, à l’occasion d'une sortie, Goldmund est initié à la sensualité par une femme, et c'est le déclic : il décide de partir sur les routes. Et commencent de longues années d’errance, occasion d'explorer le désir et l'amour, d'observer le monde, d'en cueillir la beauté et d'en subir la violence. Il trouvera bien des endroits où se poser, il apprendra notamment à transcender sa condition à travers l'art, la sculpture, mais toujours la route l'appelle, car pour que l'artiste ait des expériences à exprimer il doit d'abord en vivre. Les années passent, Goldmund évolue, et peut être viendront les retrouvailles avec le sage Narcisse, qui dans sa retraire n'est pas confronté aux dangers du monde mais aux abimes de son esprit.

L'émotion et la raison, le passionné et le penseur, l'artiste et l'intellectuel. Narcisse et Goldmung sont deux opposés attirés l'un vers l'autre, ayant besoin l'un de l'autre pour apprendre et s'épanouir. Goldmung a besoin de Narcisse pour se trouver lui-même, et Narcisse à besoin de Goldmung pour ne pas sombrer dans la froide indifférence de la raison. Goldmung est un idéaliste, dans son expérience de la vie, il refuse tout compromis, il fuit la sécurité pour courir après ses désirs. Son voyage initiatique n'aura pas de fin, toujours il progresse, il change, il évolue, toujours il va plus loin. Il expérimente la fragilité de la vie, il traverse la désolation de la peste, il croise des visages ravagés par le plaisir comme par la douleur.

Narcisse et Goldmung est un roman qui m'a énormément touché. Tout est opposition : émotion/raison, vie active/vie contemplative, poursuite de la liberté/renoncement ... Dans cette impossibilité d’être un être équilibré, comment s'accomplir ? L'équilibre est-il même souhaitable, ces deux personnages ne sont-ils pas exceptionnels grâce à leurs personnalités extrêmes ? J'ai été bien moins convaincu par une autre thématique, la quête de la figure maternelle. Mais bon, peu importe, l'ensemble est plutôt génial, magnifiquement écrit, riche en exploration de l'esprit humain comme du monde humain ... Un très beau roman, intelligent et touchant.

252 pages, 1930, Le livre de poche

lundi 24 février 2014

Continent perdu - Norman Spinrad


Continent perdu - Norman Spinrad

Comme souvent, Norman Spinrad utilise l'anticipation pour parler de son Amérique contemporaine. Dans deux siècles, la civilisation américaine n'est que ruines et cendres. Sans qu'on sache trop pourquoi d'ailleurs, si ce n'est qu'elle a été victime de son orgueil et du classique « science sans conscience n'est que ruine de l’âme » (et des villes aussi du coup). Il se trouve que c'est l'Afrique qui est désormais la civilisation dominante. Quid de l'Europe et surtout de l'Asie ? Mystère. Bref, on est là face à un récit court, on a pas trop le temps pour les explications de détail apparemment. Pourtant, après quelques pages on accepte sans souci ce postulat de départ, et c'est le début d'une excellente visite touristique.

Quelques africains en voyage louent les services d'un guide blanc pour visiter ce qui reste du vieux New York. La narration se partage entre les points de vue de deux personnages : le guide, fier de la puissance incomparable de ses ancêtres, méprisant les noirs qui lui permettent de gagner sa vie, et l'un des touristes, un historien spécialiste de l'Amérique qui va pour la première fois la contempler de ses propres yeux. Alors bien sur, on a droit a quelques délicieuses vision post-apocalyptiques, vraiment savoureuses. C'est aussi l'occasion d'essayer de comprendre les erreurs de ces ancêtres si surs de leurs puissance. Pourtant le cœur du récit se situe plutôt dans les relations entre les personnages. Outre les deux protagonistes cités plus haut, il y en a un troisième, qui fait preuve d'un fort racisme anti-blanc. Renversement des relations noir/blanc par rapport à l’Amérique du vingtième siècle : le blanc est en position d'infériorité, bien que fier de ses ancêtres, et le noir fait partie de la civilisation dominante, libre donc à lui de se conduire avec respect ou avec arrogance et haine. Haine provoquée bien sur par la peur, peur de l'incompréhensible puissance de cette civilisation éteinte. Ainsi, la tension monte dans le groupe, et atteint son paroxysme au cours d'une visite chez les métroglodytes (j'adore ce mot), descendants dégénérés des new-yorkais s'étant réfugiés dans le métro 200 ans plus tôt ...

Racisme, écologie, progrès technologique, choc des cultures et tourisme, ce petit récit datant de 1970 est très riche. Spinrad est sans pitié avec sa patrie (qui le lui a bien rendu), et c'est évidemment pour ça que son œuvre est intéressante.

110 pages, 1972, le passager clandestin

dimanche 23 février 2014

Solaris - Stanislas Lem


Solaris - Stanislas Lem

Solaris est une planète qui abrite la vie. Enfin, une vie. Un organisme d'une taille démesurée qui prend la forme d'un gigantesque océan de matière vivante. Ce truc est-il ... intelligent ? Conscient ? Une discipline scientifique formée pour l'occasion, la solaristique, tente de répondre à ces questions. Mais le temps a passé, la recherche n'a guère avancé, et les hommes se désintéressent de Solaris. Quand Kris arrive sur la station de recherche de la planète, elle ne contient que deux ou trois scientifiques. Et quelques autres ... choses. Pas des aliens ou des monstres, non. Des humains, qui n'ont rien à faire là. Des êtres crées par l'océan à partir des souvenir les plus profond des occupants de la station. Voilà qui va créer des situations délicates. Ainsi, Kris se réveille un matin pour trouver dans sa chambre Harey, son amour de jeunesse, amour qui a très mal tourné. Elle est persuadé d’être elle même, mais sa mémoire est troublée, sa force surhumaine, son corps immortel ... Et les autres chercheurs de la station ont leur propres démons venus les hanter, dont on ne saura malheureusement pas grand chose.

Solaris a un rythme très lent, à l'image du film de Tarkovski (enfin, pas autant, heureusement). La quasi totalité du roman se déroule dans la station, où les personnages agissent bizarrement. Le manque de communication entre eux est assez incroyable. Kris erre dans les couloirs, nous raconte l'histoire de la recherche solaristique ou s'embrouille avec les autres occupants de la station. A ce propos, Harey est un personnage assez insupportable, le cliché de la fille ultra émotive et suicidaire qui passe son temps à pleurer. A part ce petit détail très subjectif, et si l'on accepte sa relative lenteur, Solaris est un récit assez brillant. L'homme est donc face au premier contact, un contact rendu impossible par les infranchissables différences entre lui et l'entité de Solaris. Que faire donc, si ce n'est brasser du vide et imaginer des interprétations anthropomorphiques du comportement de l'entité ? Mais cet être aussi veut communiquer, et n'y arrive guère mieux. Au lieu de donner aux hommes de la station des informations sur sa nature, il leur tend un miroir qui les oblige à se contempler eux même sous un jour douloureusement nouveau. L'exploration n'est plus tournée vers l'extérieur, mais vers l'intérieur, contre la volonté des hommes, qui veulent se débarrasser de ces miroirs. Kris essaie une autre solution : aimer cette version d'Harvey. Illusion, bien sur. Communication impossible avec l'entité, communication impossible avec les autres hommes, communication impossible avec l'objet aimé (ou que l'on désire aimer). Et le plus terrible, impossibilité se comprendre soi-même. Solaris m'est apparu comme un roman sur l'échec de la communication, l'échec de la compréhension, avec en prime une vision très intéressante du premier contact.

320 pages, 1961, Folio SF

vendredi 21 février 2014

Pensées - Marc Aurèle


Marc Aurèle

Le journal de cet empereur philosophe m'a vraiment touché. Ces pensées mises sur papier ne sont pas des préceptes destinés à autrui, ce sont des tentatives de maitrise et de compréhension de soi même et du monde. Marc Aurèle s'adresse à lui même, et s'il s'exprime dans des termes généraux, on sent son expérience personnelle derrière ses propos, sa volonté de rester fidèle à ses croyances, d'accomplir ce qu'il voit comme son devoir d'homme, de citoyen et d’empereur. J'ai relevé quelques passages particulièrement marquants.

Livre II (17) 
La durée de la vie humaine ? Un point. Sa substance ? Fuyante. La sensation ? Obscure. Le composé corporel dans son ensemble ? Prompt à pourrir. L'âme ? Un tourbillon. Le sort ? Difficile à deviner. La réputation ? Incertaine. Pour résumer, au total, les choses du corps s'écoulent comme un fleuve; les choses de l'âme ne sont que songe et fumée, la vie est une guerre et un séjour étranger; la renommée qu'on laisse, un oubli. Qu'est ce qui peut la faire supporter ? Une seule chose, la philosophie. Elle consiste à garder son démon intérieur à l'abri des outrages, innocent, supérieur aux plaisirs et aux peines, ne laissant rien au hasard, agissant sans feinte ni mensonge, n'ayant nul besoin qu'un autre fasse ou ne fasse pas telle action, acceptant les événements et le sort, dans la pensée qu'il vient de là-bas, d'où il vient lui-même, et surtout attendant une mort propice à la pensée puisqu’elle n'est rien que la dissolution des éléments dont tout être vivant se compose, mais s'il n'y a rien de redoutable pour les éléments à se transformer continuellement, pourquoi craindrait-on le changement et la dissolution totale ? Car c'est conforme à la nature; or nul mal n'est conforme à la nature.

Livre VI (44)
Si les dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui doit m'arriver, ils ont bien délibéré; car il n'est pas facile d'imaginer un dieu sans réflexion. Mais pour quel motif voudraient-ils me faire du mal ? Quel avantage en aurait-ils pour eux ou pour l'ensemble sur lequel ils veillent ? Mais, s'ils n'ont pas délibéré sur moi en particulier, ils ont délibéré sur l'ensemble, et qui arrive en conséquence, je dois l'accueillir et l'aimer. Et s'ils n'ont délibéré sur rien du tout (ce qu'il est impie de croire), alors ne sacrifions pas, ne prions pas, ne prononçons pas de serments, ne faisons aucun des actes qui toujours s'adressent aux dieux comme s'ils étaient là vivant avec nous. Si donc ils ne délibèrent sur rien de ce qui nous concerne, je puis bien délibérer sur moi-même; j'ai à rechercher ce qui m'est utile. Or, il est utile à chaque être de se conformer à sa constitution et à sa nature propre; or ma nature est celle d'un être raisonnable et sociable; ma cité et ma patrie, comme Antonin, c'est Rome; et, en tant qu'homme, c'est le monde. Ce qui est utile à ces cités, voilà les seuls biens pour moi. 

Livre VII (50)
Ce concombre est amer : laisse le. Il y a des ronces sur le chemin : passe à coté. Cela suffit. N'ajoute pas : « Pourquoi choses pareilles dans le monde ? » Un homme compétent en physique rirait de toi, comme le feraient un cordonnier ou un charpentier si tu les blâmais en voyant dans leur atelier des raclures et des copeaux. Pourtant ceux là ont des endroits où les jeter; et la nature universelle n'a rien qui soit en dehors d'elle; mais ce qu'il y a d'admirable dans son art, c'est qu'elle change en elle même tout ce qui, en elle, semble se corrompre, vieillir ou ne servir à rien; et de tout celà elle fait encore des choses nouvelles, de sorte qu'elle n'a pas besoin de pendre ailleurs sa matière, ni d'avoir un endroit où jeter les détritus. Elle se contente de la place et de matière qu'elle a, et de l'art qui lui est propre.

Livre IX (28)
Les cycles cosmiques sont identiques, vers le haut et vers le bas, d'une période à une autre. Et ou bien l'intelligence universelle veut chaque détail; et s'il en est ainsi, aime ce qu'elle a voulu; ou bien elle a voulu une fois pour toutes, et le reste vient en conséquence; ou bien il y a des atomes ou des indivisibles. Au total, si Dieu existe, tout est bien; si les choses vont au hasard, ne te laisse pas aller, toi aussi, au hasard. 
Voici que la terre va nous recouvrir tous; puis elle-même changera; et les choses changeront indéfiniment. Si l'on songe aux vagues successives de changements et de transformations et à leur vitesse, l'on méprisera tout ce qui est mortel.

Collection Tel, Gallimard, Les Stoïciens tome 2

jeudi 20 février 2014

La Logeuse - Dostoïevski


La Logeuse - Dostoïevski

Ce court récit de jeunesse fait écho à ma première lecture de Dostoïevski : Les nuits blanches. Un jeune homme solitaire, Ordynov, quasiment coupé du monde, doit se trouver un nouveau logement. Au cours de ses errances il croise un étrange couple : une belle jeune femme qui semble déchirée par une tristesse dont on ignore la cause, et un vieil homme maladif au regard hostile. Irrésistiblement attiré, Ordynov va les suivre, puis finalement leur sous louer une chambre. Et là, il connait son premier amour avec cette femme étrange, au milieu des tremblements et maladies causées par son agitation intérieure, car comme toujours chez Dostoïevski, le tourment s'exprime physiquement. L'attirance entre les deux jeunes gens est immédiate et bien sur vouée à l'échec, à cause d'une sombre histoire que, comme Ordynov, on ne comprend pas vraiment. La Logeuse est donc un récit assez mystérieux, aucune clé n'est offerte au lecteur qui, comme Ordynov, en sera sans doute un peu frustré. Quel est ce couple étrange, quel est leur secret ? Reste le talent de Dostoïevski, sa description saisissante du jeune homme solitaire, « sauvage », son sens des dialogues et des situations gênantes, et ses incroyables personnages possédés.

141 pages, 1847, Babel

lundi 17 février 2014

Vélum (Le livre de toutes les heures 1) - Hal Duncan


Vélum (Le livre de toutes les heures 1) - Hal Duncan

Hal Duncan m'avait plutôt convaincu avec Évadés de l'Enfer, un livre court et intense, assez jubilatoire. Le cas de Vélum est autrement plus complexe, puisque ce premier roman est aussi ambitieux que difficilement abordable.

En théorie, c'est l'histoire d'une guerre céleste entre deux factions d'Amortels (comprenez : des anges), et plus précisément la trajectoire de quelques rebelles qui refusent de s'impliquer dans ce conflit. Enfin c'est ce qu'on nous raconte en quatrième de couverture. Dans les faits, cette trame apparait seulement comme un fond un peu flou. D'ailleurs, tout est flou dans ce roman, les frontières sont pour le moins ... brouillées. Les frontières entre les genres d'abord : fantastique, science fiction, fantasy, horreur, historique, apocalyptique ... on trouve d'un peu de tout. Ensuite, les frontières de la narration classique. Pour décrire ce style particulier, je laisse la place à l'un des personnages, page 223 : « On ne peut pas raconter cette histoire, l'histoire complète, en espérant rester logique. Tout ce qu'on peut espérer obtenir, c'est... une vue d'ensemble, et une certaine cohérence. » Il serait difficile de trouver des mots plus justes.

Et pour moi, cette cohérence toute relative fut un problème. C'est même un problème finalement assez classique, que l'on retrouve parfois dans les récits qui jouent avec les frontières de la réalité. Sous prétexte de mondes parallèles, de voyages temporels, l'auteur peut raconter absolument tout et n'importe quoi, et le justifier par : "non mais c'est cohérent, si si, c'est des mondes parallèles, et puis de toutes façons les personnages peuvent se balader dans le temps et à travers les réalités, alors ami lecteur, c'est de ta faute si tu ne comprends pas." Alors on passe de l'Irlande moderne aux mythes sumériens, de la première guerre mondiale à des mondes purement imaginaires, de réalités alternatives à une expédition nazie dans des ruines antiques ... Et le pire, c'est pour les personnages. A travers ces voyages dans le temps, l'espace et la réalité, on retrouve plus ou moins les mêmes. Enfin, du moins ils ont le même nom. Alors, est-ce que ce sont les mêmes personnages, ou non, ou leurs réincarnations, ou juste des archétypes semblables ? Et ces réécritures de mythes summériens, et des tourments de Prométhée ... pourquoi ? Je veux dire, je n'ai rien contre ces réécritures, mais qu'est ce que ça vient faire là, à part rajouter encore plus de confusion en associant les personnages à d'antiques divinités ?  Donner au livre une dimension plus importante, y intégrer des histoires anciennes pour les réinventer tout en assumant les structures classiques ? Mouais.

Il y a une frontière délicate entre complexité et opacité. Vélum n'est pas un roman complexe, c'est un roman opaque. Et c'est bien dommage, car Hal Duncan est un sacré bon écrivain. Vélum fourmille d'idées et de références littéraires ou historiques, on a affaire à des tas de concepts intéressants, de la phonétique à l'informatique. Et surtout, c'est bien écrit. Quand l'auteur veut bien s'attarder sur une situation pour plus de dix pages, on est la plupart du temps emporté par sa vivacité, son langage cru et sa capacité à se renouveler. Avant de passer complétement à une autre situation moins intéressante dont on ne comprend quasiment rien ...

Certains lecteurs vont adorer, certains vont abandonner au bout de 100 pages. Et d'autres, comme moi, resteront perplexe devant cet objet littéraire non identifié, plein de bonnes choses qui forment un tout qui ... heu, en fait non, qui ne forment pas un tout. On alors c'est que je n'ai pas compris, possibilité qui n'est pas à exclure.

811 pages, 2005, Folio SF

samedi 8 février 2014

Sénèque


Portrait_de_Sénèque_d'après_l'antique_-_Lucas_Vorsterman

Typiquement le genre de lecture dont je ne me sens pas le courage de parler sur ce blog. Par contre, c'est tout aussi aussi typiquement le genre de lecture qui se prête aux citations, et je ne résiste pas à ce plaisir, même s'il faut pour cela sortir des phrases de leur contexte.

De la tranquillité de l'âme

Habituons-nous à éloigner de nous le luxe; mesurons les objets à leur utilité, non à leur belle apparence. Que notre nourriture apaise notre faim, et notre boisson, notre soif; que notre penchant sexuel se satisfasse autant qu'il est nécessaire.

De la brièveté de la vie

Si tu vois quelqu'un avec de cheveux blancs et des rides, ne vas pas penser qu'il a vécu longtemps: il n'a pas vécu longtemps, il a existé longtemps. Irais-tu dire qu'il a beaucoup navigué, l'homme qu'une affreuse tempête a poussé ça et là dès sa sotie du port, et a fait tourner en rond sans changer de place, sous le souffle alterné des vents déchainés en tous sens ? Non, il n'a pas navigué beaucoup; il a beaucoup été balloté. 

De la vie heureuse

Sénèque répond aux objections contre les philosophes. « Je ne suis pas un sage et (trouve ici de quoi alimenter ta malveillance) je ne le serai point. Exige donc de moi non que je sois égal aux meilleurs, mais que je sois supérieur aux méchants; c'est assez pour moi de retrancher chaque jour un peu de mes défauts et de réprimander mes errements. [...]» Je ne dis pas cela pour moi, car je suis dans un abime de vices, mais pour celui qui a obtenu un résultat. On me dit : « tu parles d'une façon, tu vis d'une autre ». Voilà, êtres malveillants et hostiles aux meilleurs sans exception, l'objection faite à Platon, faite à Épicure, faite à Zénon ; car tous ces hommes disaient non pas comment ils vivaient, mais comment ils auraient du vivre. C'est de la vertu que je parle, non de moi; quand je m'emporte contre les vices, c'est d'abord contre les miens; lorsque je pourrai, je vivrai comme il faut. Votre méchanceté empoisonnée ne me détournera pas de ce qui est le mieux; le virus que vous prodiguez aux autres et qui vous tue vous même ne m’empêchera pas de continuer à louer non la vie que je mène, mais celle que je sais devoir mener; il ne m’empêchera pas d'adorer la vertu et de la suivre en rampant après elle à grande distance.

De la providence

« Je te juge malheureux de n'avoir jamais été malheureux : tu as passé ta vie sans adversaire, personne ne sauras ce que tu aurais pu faire, pas même toi. » Ce n'est en effet qu'à l'épreuve qu'on se connait soi même. Ce qu'aurait pu chacun d'entre nous, il ne peut l'apprendre que par l'expérience. [...] D'où pourrais-je connaitre la grandeur de ton courage contre la pauvreté si tu es débordant de richesses ? D'où pourrais-je connaitre ta constance en face du déshonneur, de la calomnie et de la haine du peuple, si tu vieillis au milieu des applaudissements, et si le penchant qu'on a pour toi à pour conséquence une bienveillance et une faveur qu'on ne peut entamer ? D'où savoir avec quelle égalité d'âme tu supporteras la perte d'un enfant si tu vois près de toi tous ceux que tu as élevés ? Je t'ai entendu consoler les autres; mais je t'aurai vu, ce qui s'appelle vu, si tu t'étais consolé toi-même, si tu t'étais défendu toi-même d'éprouver de la douleur. N'allez pas, je vous en supplie, avoir peur de ces sortes d'aiguillons que les dieux immortels appliquent à vos âmes. Le malheur est l'occasion de la vertu.

Imagine donc que Dieu nous dise : « Qu'avez vous à me reprocher, vous qui aimez la justice ? Il en est d'autres que j'ai comblés de faux biens, dont j'ai dupé les âmes frivoles  par des songes incessants et trompeurs; je les ai pourvus d'or, d'argent et d'ivoire; à intérieur d'eux mêmes il n'y a pas de bien. Ces gens que vous prenez pour des gens heureux, si vous pouviez connaitre non pas leur aspect visible mais leur vie cachée, vous apparaitraient comme des malheureux, des misérables, des infâmes, parés, comme leurs murs, d'ornements extérieurs. Ce n'est pas là un bonheur solide; c'est un revêtement, et bien mince. [...] Extérieurement vous ne brillez pas; vos biens sont au-dedans de vous même : ainsi l'univers méprise ce qui lui est extérieur; se contempler lui-même suffit à son bonheur. J'ai placé tous les biens en vous-même, votre bonheur, c'est de n'avoir pas besoin du bonheur. Mais, dira-t-on, il arrive bien des événements tristes, terribles, insupportables. Parce que je ne pouvais pas vous y soustraire, j'ai armé vos âmes contre eux tous. Supportez les avec courage; c'est par quoi vous êtes supérieurs à Dieu; lui, il est en dehors de la souffrance, vous, vous êtes au dessus. »

Lettre 72 à Lucilius

Le sage ne dépend pas d'autrui, il n'attend pas la faveur de la fortune ou la faveur d'un homme; sa félicité vient de lui-même; elle pourrait sortir de l'âme, si elle y était entrée, mais elle y prend naissance.

Traduction de Émile Bréhier.

La nuit a dévoré le monde - Pit Agarmen


La nuit a dévoré le monde - Pit Agarmen

Ce petit roman m'a laissé un sentiment mitigé. Je l'ai lu quasiment d'une traite, en une soirée, preuve que j'ai plus qu’accroché à cet énième apocalypse zombie. Ce que j'ai aimé, c'est que l'auteur semble avoir eu totalement conscience de la banalité du thème traité, et a donc décidé de faire les choses sobrement. En fait, l'apocalypse zombie est presque un simple prétexte pour parler de solitude. Le narrateur, auteur de romans à l'eau de rose, se retrouve confiné dans un immeuble parisien, dans lequel se déroule l'intégralité de la narration. Et, chose plus qu’appréciable, il a une réaction parfaitement logique quand il se réveille après une soirée alcoolisée pour se rendre compte que les rues sont remplies de zombies : il flippe, se barricade et accumule de la nourriture.

Et pour qui aime les récits de solitude, le reste se lit tout seul. Malgré quelques détails, notamment quand le narrateur décide de capturer un zombie pour lui faire un câlin (sérieusement ?!), l'ensemble accroche par sa simplicité et par l'authenticité du narrateur, personnage très réussit. Pourtant, il m'est difficile de ne dire que du bien de ce roman. Il m'a semblé ... un peu vain. C'est agréable, c'est bien foutu, mais ... si j’avais payé 18€ pour ces quelques sympathiques heures de lecture, je l'aurai probablement regretté. Difficile donc de conclure : La nuit a dévoré le monde est sans aucun doute un bon roman, privilégiant la réflexion introvertie à l'action, mais quand on traite un thème aussi rabâché, il être plus que bon pour vraiment se démarquer.

216 pages, 2012, Robert Laffont